Article paru dans la revue Sedes Sapientiae, n° 146 – Décembre 2018

 La Vierge Marie, porche de l’espérance pour les musulmans

« Elles viennent de faire leur prière ». « Elles », c’était un petit groupe de musulmanes, identifiables à leur longue robe flottante et au hidjab qui leur enserrait la tête. Tapis roulés sous le bras, elles sortaient de la chapelle du monastère où, un moment plus tard, les chrétiens allaient assister à la messe. La scène se passait un 8 septembre au début des années 1990, en la fête de la Nativité de la Sainte Vierge, dans la cour du monastère Notre-Dame (de rite grec-catholique) de Ras-Baalbek, bourgade mi-chrétienne mi-chiite accrochée aux flancs arides de l’Anti-Liban, ce massif qui sépare la Syrie du pays des cèdres. Le commentaire m’était donné par le Père supérieur avec lequel, assise sous les arcades, je savourais le café matinal. « Ne vous étonnez pas ! Les musulmans d’alentour, les femmes surtout, viennent souvent ici. Elles étendent leur tapis devant l’icône de la Vierge, récitent la Fatiha (la très courte sourate qui ouvre le Coran), font leur prière rituelle, confient leurs intentions à Marie puis allument un cierge avant de partir ». C’est ainsi que je découvris que notre Mère du Ciel avait aussi une place dans le cœur de beaucoup de musulmans.

Partout au Liban, où la dévotion mariale est très vive, il me fut aisé d’observer la piété des musulmans envers la Mère du Christ. Qu’il me suffise de mentionner le « succès » de Notre-Dame du Liban, le sanctuaire le plus connu du pays. En haut de son promontoire de  Harissa, dominant la baie de Jounieh, la Saïdé (« Notre-Dame ») ouvre ses bras à tous. La présence de disciples de Mahomet pendant le mois de mai, mois de Marie, particulièrement frappante, donne à réfléchir. Dans ce pays, en 1985, un antique sanctuaire marial, situé à Béchouat, dans la Bekaa, a retrouvé une grande vitalité grâce à la guérison miraculeuse d’un petit Jordanien musulman venu prier avec sa mère devant la statue de Notre-Dame de Pontmain, offerte à l’église par un jésuite français.

Le Liban n’a cependant pas le monopole de cette ferveur. Tout autour de la Méditerranée, les lieux de pèlerinage marials reçoivent l’hommage de musulmans. A Notre-Dame d’Afrique, le chapelain de la basilique est le témoin de bien des requêtes déposées auprès de Mariam. A Notre-Dame de la Garde, des musulmans, imitant les Marseillais de souche, viennent se mettre sous la protection de la Bonne Mère. Jérusalem n’est pas oubliée : les pèlerins visitent volontiers le Tombeau de la Vierge lorsqu’ils se rendent dans la Cité, troisième Lieu saint de l’islam.

Un même élan conduit de nombreux Turcs à Meryem Ana Evi (la « Maison de Marie Mère »), située près d’Ephèse, où, selon une antique tradition, la Sainte Vierge aurait passé les dernières années de sa vie terrestre. « Au moins la moitié des visiteurs du sanctuaire sont des musulmans », constatait l’archevêque de Smyrne, Mgr Guiseppe Bernardini, en 1998, lors de ma première visite en ce lieu. Il ajoutait : « Musulmans et chrétiens y prient côte à côte, sans problème, et la Vierge les écoute tous, sans tenir compte de leur religion [1]. Les nombreux ex-voto offerts par des musulmans qui reviennent là pour remercier Marie des grâces reçues le prouvent » (1).

Parmi ces dons célestes, aux côtés de guérisons miraculeuses et autres vœux exaucés, il faut signaler des grâces de conversion, parfois suivies du baptême. Le Frère mariste Albert Pfleger en rapporte quelques-unes dans un petit recueil de fioretti (2). L’auteur s’y fait aussi l’écho de l’accueil enthousiaste réservé par des musulmans à Notre-Dame de Fatima, venue en pèlerine dans quelques-unes de leurs contrées (Pakistan, Mozambique, Zanzibar) au début des années 1970. Et comment ne pas évoquer Notre-Dame de Zeitoun (« L’Olivier »), petite église copte située au Caire, où, dans les années 1968-69, la Vierge est apparue à des foules de fidèles, chrétiens et musulmans (3) ? Touché par la ferveur engendrée par ces événements, le président Nasser offrit un vaste terrain, juste en face de la petite église, pour y édifier une grande basilique.

Cette piété mariale en islam concerne les « petits » comme les « grands ». L’actuel roi du Maroc, Mohamed VI, alors qu’il était encore prince héritier, n’est-il pas venu prier à Lourdes en compagnie de ses trois sœurs, le 14 septembre 1971 ? (4). De même, elle n’est pas nouvelle. Des chroniques anciennes, remontant parfois au Moyen Age, en témoignent.

Retenons l’histoire de cet émir, Malek El-Adel Seïfeddin, frère du fameux Saladin, évoquée par un prêtre syrien de rite grec-catholique, Mgr Joseph Nasrallah, dans une belle conférence prononcée à Paris. Prétendant à la main de la sœur de Richard Cœur de Lion, ce prince souffrait d’une étrange maladie olfactive. « Il tombait en défaillance dès qu’il respirait une rose, et cela, précisément dans le pays des roses et le royaume de l’immortelle essence des roses. Ayant vainement essayé tous les remèdes, il alla, lui aussi faire un pèlerinage à la Vierge de Saïdnaya (en Syrie). Elle le guérit miraculeusement et, revenu à Damas, ce fanatique musulman lui fit hommage d’une rose d’or et d’escarboucles si merveilleusement travaillées par les maîtres-orfèvres damascènes que la rose, par un mystérieux agencement, distillait des parfums d’une telle suavité que tout le désert de Syrie en fut parfumé » (5). Pour l’époque contemporaine, on retiendra l’initiative du prince héritier des Emirats Arabes Unis, Mohamed Ben Zayad, qui, en 2017, a fait changer le nom de l’une des plus grandes mosquées de la capitale Abou Dhabi, qui s’appelle désormais « Marie mère de Jésus ».

Ce bref florilège serait incomplet si l’on omettait de préciser que la dévotion à Marie se rencontre dans toutes les confessions qui composent l’Oumma musulmane : sunnisme, chiisme, druzisme, alaouitisme. De la part de certains d’entre eux, notamment les sunnites (90 % des musulmans), cela a de quoi surprendre, tellement leur islam est iconoclaste et ignore l’intercession. En islam, l’homme est seul devant le Dieu créateur et juge. Malgré son heureuse propension actuelle, cette pratique n’est pas générale ; elle n’est ni prescrite ni liturgique, relevant seulement de l’initiative privée. Et l’on imagine mal des sujets du Royaume d’Arabie-Séoudite ou des militants des Frères musulmans d’Egypte, et encore moins des djihadistes, formulant quelque invocation devant une icône de la Vierge Marie ! Les musulmans les plus rigoristes, y compris en France, critiquent assez « l’idolâtrie » que constitue, selon eux, la présence de figurations humaines dans nos églises.

Il n’empêche que cette « permission » cultuelle implicite a le mérite d’exister. Comment l’expliquer ? Faut-il la rattacher à l’attitude supposée de Mahomet au moment de son entrée victorieuse à La Mecque après son exil à Médine (630) ? Le prophète de l’islam se serait empressé de détruire les idoles présentes dans la Kaaba (la « Maison de Dieu » vers laquelle s’oriente la prière des musulmans du monde entier) mais, selon la tradition islamique, il voulut préserver une fresque représentant Jésus et sa Mère. Un hadîth (parole de Mahomet) lui prête en effet cet ordre donné à l’un de ses compagnons, Chibat : « Efface toute image peinte, sauf celle cachée par mes mains » … Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des versets coraniques relatifs à Marie inscrits au-dessus du mihrâb de certaines mosquées. Le mihrâb est la niche qui indique la direction de La Mecque et devant laquelle l’imam se place pour diriger la prière (6).

Quoi qu’il en soit, même lorsqu’ils désapprouvent les pèlerinages dans les centres marials, les musulmans sont invités par l’islam à honorer la Vierge Marie. « Un musulman qui a tant soit peu médité le mystère de la Vierge n’évoque jamais son nom sans être ému », écrivait feu Si Hamza Boubakeur, ancien recteur de la Grande Mosquée de Paris, dans l’introduction à la sourate 19 de sa traduction du Coran en français (7). La sourate 19 est la plus importante concernant Marie.

Le Coran, parole authentique de Dieu pour les musulmans, confère en effet à la Mère de Jésus un statut unique, exorbitant du droit commun féminin pourrait-on dire, eu égard à la condition de la femme en Islam qui, elle aussi, relève de prescriptions coraniques, donc réputées « divines ». Ne serait-ce point la raison pour laquelle la piété mariale islamique est plus féminine que masculine ? Pour plus d’une musulmane, on s’en doute, la valorisation coranique de Marie peut être source de consolation ou peut servir d’exutoire à des frustrations répétées.

Oui, Marie est magnifiée dans le Coran. Elle l’est dans la forme et dans le fond.

Son nom y est cité 34 fois (« plus souvent que dans les Evangiles », soulignent avec fierté bien des musulmans à l’intention de leurs amis chrétiens) dont 18 fois pour sa personne en tant que telle, les 16 autres mentions étant accolées au nom de Jésus (« Jésus, fils de Marie »). Celui-ci n’est jamais désigné par son nom seul, isolé de celui de sa mère, pour bien signifier qu’il n’est qu’un homme (et non pas Dieu et homme). De plus, étant donné que le Coran affirme la conception miraculeuse de Jésus, œuvre directe de Dieu excluant une paternité charnelle, il devait recourir à la matronymie, contrairement aux usages orientaux qui identifient toujours les fils ou les filles par rapport à leur père. Signalons au passage que le charpentier Joseph, époux légal de Marie, n’apparaît nullement dans le Coran.

A part Marie, aucune des femmes évoquées dans le Livre sacré de l’islam n’est désignée par son nom. Elles sont toutes appelées « femme de… ». La première femme, Eve, n’est pas nommée ; sa création n’est qu’allusive, elle n’est pas détaillée comme dans la Genèse. « Ô vous les hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d’un seul être, puis, de celui-ci a créé son épouse » (4, 1 ; cf. aussi 6, 98 ; 7, 189 ; 16, 72 ; 30, 21 ; 39, 6).

Les épouses de Mahomet, même Khadija, la première, qui sut si bien l’encourager dans sa « vocation » et à laquelle il resta fidèle jusqu’à sa mort (après quoi il devint polygame), y sont anonymes. Idem pour Aïcha, la plus jeune et la préférée, appelée par la tradition « mère des croyants ». La narration d’épisodes concernant l’une ou l’autre de ces épouses (par exemple la répudiation par Zaïd de sa femme pour permettre à Mahomet de l’épouser, Coran 33, 37-38) les laisse aussi sans nom. En général, le Coran les interpelle collectivement : « Ô Prophète, dis à tes épouses… » (p. ex. 33, 28).

Ni Fatima, fille du prophète de l’islam et épouse d’Ali, père du chiisme, ni Asiya, épouse de Pharaon et protectrice de Moïse, toutes deux considérées, à l’instar de Khadija et de Marie, comme des « signes de Dieu » (aya), ne bénéficient d’une aura équivalente à celle de la Sainte Vierge. Plus étonnante encore, la distorsion entre Marie la mère de Jésus, et Amina, la mère de Mahomet. De rang supérieur à celui de Jésus aux yeux de l’islam, compte tenu de sa qualité de « sceau des prophètes » et de sa présence dans la chahada (la profession de foi : « Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu et Mahomet est son envoyé ») – ce n’est pas rien ! – Mahomet n’a pas eu le privilège de naître d’une mère « préservée » et valorisée : Amina est absente du Coran ! Tandis que Mahomet a un père selon la chair, Abdallah !

Marie se trouve dans treize sourates (sur cent quatorze), quatre « reçues » à La Mecque, neuf « reçues » à Médine. La Vierge a même l’honneur de voir son nom donné à une sourate, la dix-neuvième, appelée « Mariam », tandis qu’une autre, la troisième, a pour titre sa parenté, « La famille d’Imrân ».

Précisément, qui est la Marie du Coran ?

Celui-ci présente sa mère comme la femme d’Imrân (3, 35), sans citer son nom, bien sûr. Il n’est pas non plus question de Joachim. Fille d’Imrân, Marie serait dès lors la sœur de Moïse et d’Aaron (la Bible leur donne une sœur nommée Marie) puisque ceux-ci avaient Imrân (Amran en hébreu) pour père (Exode 10, 20 ; Nombre 26, 59). Les Juifs du Coran qui accusent Marie d’inconduite lorsque celle-ci revient chez les siens avec son nouveau-né, Jésus, l’apostrophent d’ailleurs ainsi : « Ils dirent : Ô Marie ! Tu as fait quelque chose de monstrueux ! Ô sœur d’Aaron ! Ton père n’était pas un homme mauvais et ta mère n’était pas une prostituée » (19, 27-28). Jésus serait donc le neveu d’Aaron ! Quoiqu’il en soit, il s’agit bien ici de Marie, mère de Jésus, puisque c’est cet enfant qui est considéré comme illégitime. Or, si l’on admet que la sortie d’Egypte eut lieu environ 1250 ans avant Jésus-Christ, 13 siècles, soit à peu près 40 générations, séparent les deux Marie !

Comment s’y retrouver ? L’absence dans le Coran d’une généalogie de Marie et de son Fils clairement établie, comme celle dressée dans le Nouveau Testament par saint Mattieu (1, 1-17) qui situe la naissance de Jésus au terme d’une lignée juridique bien tracée (« Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus ») et fait correspondre les événements aux prophéties de l’Ancien Testament, ne facilite pas la tâche. On y chercherait en vain par exemple l’annonce de la venue de l’Emmanuel (Isaïe 7, 14). Cela est conforme à la logique de l’islam. Les familiers de son Livre fondateur le savent : le texte coranique ne présente pas une histoire continue s’inscrivant dans une perspective de salut, ne voit pas la nécessité d’une rédemption (le Coran occulte le péché originel) et écarte donc toute possibilité d’alliance entre Dieu et l’humanité. Il n’offre que des histoires édifiantes mais disparates, souvent empruntées à la Bible, à vocation pédagogique. C’est pourquoi aucun des événements qui nous occupent ici (ceux de Nazareth, Bethléem, Jérusalem) n’est situé dans l’espace et le temps : leur localisation n’a aucun intérêt. Tous ces emprunts bibliques (personnages et événements) sont islamisés, y compris Marie et Jésus.

Mais ces lacunes compliquent le travail des exégètes. Dans l’incertitude, il convient de s’en remettre aux explications de commentateurs musulmans autorisés. Boubakeur s’élève avec force contre une « prétendue confusion ». Se référant à une interprétation ancienne, il indique que les parents directs de Marie s’appelaient Joachim et Anne. Pour lui, il y a lieu de comprendre les mots « père », « mère », « fille », « sœur », selon la conception du langage sémitique, à savoir « parenté » au sens large (tribu, ascendance), voire spirituel (9). Cette hypothèse est retenue par l’islamologue Maurice Borrmans qui la rapproche de l’exégèse catholique pour l’expression « les frères de Jésus » dans les Evangiles canoniques (10).

La Marie que les musulmans vénèrent – et c’est l’essentiel – semble donc être « notre » Marie, la Vierge de Nazareth, mère de Jésus le Galiléen. Celui que nous croyons être le Fils de Dieu venu nous sauver mais en qui eux ne reconnaissent qu’un prophète et que le Coran nous reproche d’associer au Dieu Un qui l’aurait engendré comme fils. « Dieu dit : Ô Jésus, fils de Marie ! Est-ce toi qui a dit aux hommes : “Prenez-moi et ma mère, pour deux divinités, en dessous de Dieu ?” » (5, 116). Ce malentendu sur la Trinité fonde le principal point de divergence théologique entre christianisme et islam. Marie n’est pas Mère de Dieu. Pour les musulmans, explique Jean-Mohamed Abdeljalil, Marocain né musulman, converti au christianisme et entré chez les franciscains, ce titre est « un défi horrible à la transcendance divine et à la raison humaine. Rien ne les prépare à y voir un “raccourci théologique”, subtil et populaire à la fois, qu’aucun fidèle – sauf aberration – ne prend au sens obvie, direct, humain, charnel d’une génération de l’Eternel qui serait une production du Créateur par Sa créature ; aucun ne le considère comme l’insinuation d’une théorie comprenant implicitement l’existence d’une sorte de société conjugale entre Dieu et la Vierge qui entraînerait la divinisation de celle-ci et la naissance d’un “Fils de Dieu” issu de cette société » (11). Une musulmane me fit un jour le reproche d’attribuer le titre de « Mère de Dieu » à Marie : « Comment, vous les chrétiens, pouvez-vous croire que Dieu passe par le vagin d’une femme ? ». Malgré son rang très élevé, la Vierge Marie n’est pas considérée comme prophète ; les savants musulmans ne lui reconnaissent « que la dignité de sainteté, de l’amitié avec Dieu. Et les privilèges qui lui furent accordés prouvent que Dieu peut favoriser ses amis par des libéralités exceptionnelles » (12).

« Ô Marie ! Dieu t’a choisie, en vérité ; Il t’a purifiée ; Il t’a choisie de préférence à toutes les femmes de l’univers », énonce le plus beau des versets coraniques consacrés à la Vierge (3, 42). Voyons comment cette élection s’est manifestée dans sa vie.

Les passages du Livre saint de l’islam relatifs à sa « nativité » et à sa « consécration » préfigurent son destin unique. Devenue enceinte sur le tard (comme sainte Anne), et pour remercier Dieu, « la femme de Imrân » dit à Dieu : « Mon Seigneur ! Je te consacre ce qui est dans mon sein ; accepte-le de ma part. Tu es, en vérité, celui qui entend et qui sait ». La future mère s’attendait à mettre au monde un garçon qu’elle aurait voué au service du Temple. Mais elle eut une fille, Mariam. Elle pria alors ainsi : « Mon Seigneur ! J’ai mis au monde une fille – Dieu savait ce qu’elle avait enfanté : un garçon n’est pas semblable à une fille -. Je l’appelle Marie, je la mets sous ta protection, elle et sa descendance, contre Satan, le réprouvé » (3, 35-36). Dieu agréa sa prière. « Son Seigneur accueillit la petite fille en lui faisant une belle réception ; Il la fit croître d’une belle croissance et la confia à Zacharie » (3, 37 a). Il s’agit sans doute du père de Jean-Baptiste, désigné sous le nom de Yahya dans le Coran.

Pourquoi Zacharie ? Selon la tradition islamique, Marie était orpheline de son père, Imrân, mort avant sa naissance. Zacharie, son oncle d’après le Coran, exerça naturellement les droits paternels sur l’enfant. A un âge non précisé, Marie fut mise à l’écart et effectua une longue « retraite » dans une dépendance du Temple où Dieu prenait soin d’elle. « Chaque fois que Zacharie allait la voir dans le Temple, il trouvait auprès d’elle la nourriture nécessaire, et il lui demandait : “Ô Marie ! D’où cela te vient-il ?” Elle répondait : “Cela vient de Dieu : Dieu donne, sans compter, sa subsistance à qui Il veut” » (3, 37 b-c). Et les anges l’exhortaient à la piété : « Ô Marie ! Sois pieuse envers ton Seigneur ; prosterne-toi et incline-toi avec ceux qui s’inclinent » (3, 43).

De la sorte, la jeune fille était préparée à la « mission » que Dieu lui réservait. « Les anges dirent : “Ô Marie ! Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’un Verbe émanant de Lui : son nom est : le Messie, Jésus, fils de Marie ; illustre en ce monde et dans la vie future ; il est au nombre de ceux qui sont proches de Dieu” » (3, 45). Ce récit, dans lequel on peut aisément reconnaître l’Annonciation de l’Evangile selon saint Luc (1, 26-38), se poursuit dans des détails rassemblant à ceux des Ecritures chrétiennes et d’autres clairement empruntés aux évangiles apocryphes (notamment le Protévangile de Jacques, du IIème siècle, et le Pseudo-Matthieu, du IVème siècle), comme le seront aussi certains épisodes coraniques de l’enfance de Jésus. « Dès le berceau, il parlera aux hommes, comme un vieillard ; il sera au nombre des justes » (3, 46). De fait, selon le Coran, l’enfant Jésus, à peine né, au pied d’un palmier en un lieu non désigné, s’adresse à sa mère inquiète et seule : « Ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a fait jaillir un ruisseau à tes pieds. Secoue vers toi le tronc du palmier ; il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. Mange, bois et cesse de pleurer » (19, 24-26).

Quelle fut la réponse de l’élue de Dieu à ces anges ? On retrouve ici peu ou prou l’esprit du récit évangélique. « Elle dit : “Mon Seigneur ! Comment aurais-je un fils ? Nul homme ne m’a jamais touchée”. Il dit : “Dieu crée ainsi ce qu’Il veut : lorsqu’Il a décrété une chose, Il lui dit : “Sois !”… et elle est » (3, 47). Le Coran omet toutefois cette phrase essentielle prononcée par l’ange : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (Luc 1, 35). Adopter ces paroles serait reconnaître un Dieu trinitaire, ce que l’islam refuse catégoriquement et, pour lui, les desseins de Dieu ne sauraient dépendre d’un acquiescement humain. Cela explique le silence du Coran quant au libre consentement donné par Marie par le « Fiat » si caractéristique de l’Annonciation chrétienne. Quant au Verbe mentionné par l’ange (cf. supra), il s’agit, selon l’interprétation musulmane la plus courante, de l’expression orale externe par laquelle la volonté créatrice de Dieu passe à l’acte. Cela n’a rien à voir avec l’Incarnation. Le mot « Messie », lui, est vide de sens dans le Coran. Il n’est qu’un titre d’honneur.

Marie est demeurée vierge, avant et après l’enfantement. Cela, le Livre de l’islam l’atteste formellement à deux reprises. « Et celle qui était restée vierge… Nous lui avons insufflé de notre Esprit. Nous avons fait d’elle et de son fils un signe pour les mondes » (21, 91) ; « Et Marie, fille d’Imrân, qui garda sa virginité » (61, 12). Et il s’en prend avec véhémence aux juifs qui ont calomnié la mère de Jésus à cet égard (4, 156 ; 19, 27-32). Bien que le célibat et la virginité consacrés n’aient aucun sens dans la religion islamique (le mariage est un devoir de religion et l’infécondité est souvent vue comme un signe de malédiction divine), les musulmans sont attachés à cette vérité. Le doute qui se répand chez certains chrétiens les scandalise. « J’observe avec amusement les théologiens chrétiens qui remettent en cause le mystère de la virginité de Marie. Ils oublient qu’outre les chrétiens, ils auront ensuite un milliard de musulmans à convaincre », déclarait l’un de leurs imams, Soheib Bencheikh, en 1997 (13).

La maternité virginale reconnue à Marie ne saurait pas pour autant, en islam, être associée à sa conception immaculée, étant donné que le Coran ignore l’existence d’un péché originel transmis par nos premiers parents à toutes les générations. Simplement, Marie a été plus ou moins épargnée par Satan dès sa naissance, comme l’évoquent les paroles que sa mère adresse à Dieu à cet instant : « Et je la mets, ainsi que sa postérité, sous ta protection, contre Satan le lapidé » (3, 34). Une explication attribuée à Mahomet dans la Sunna (Tradition) fait dire à ce dernier : « Tout fils d’Adam nouveau-né est touché par Satan, sauf le fils de Marie et sa mère ; à ce contact, l’enfant jette son premier cri » (14). A partir de là, certains commentateurs en ont déduit que Dieu a préservé Marie de toutes souillures, au sens propre comme au sens figuré, celles du cœur et celles du corps.

Ainsi, la Vierge jouit d’une prééminence sur toutes les femmes. Elle est la meilleure parce que vertueuse, dévote et soumise ; « parfaitement juste » (5, 75), « elle déclara véridiques les Paroles de son Seigneur et ses Livres » (66, 12), ce qui signifie qu’elle reconnaît le Coran. Rien d’étonnant dès lors à ce que ce dernier la donne en « exemple aux croyants » (66, 11).

Malgré tous ses privilèges, la Marie de l’islam reste comme inachevée. Que l’on ne s’attende donc pas à trouver dans le Coran un écho du Magnificat, si révélateur de l’humble conscience que Marie avait de la grandeur de sa vocation. Son cantique d’action de grâces évoque « la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa race, à jamais », engagement impensable en islam, même si les famille d’Abraham et d’Imrân y jouissent d’une bénédiction spéciale (3, 33).

Plus rien n’est dit sur elle après la naissance de son fils Jésus ; elle disparaît ! Le Coran occulte tant d’épisodes majeurs de l’histoire et de la Révélation auxquels Marie est associée : la visite des Mages, la fuite en Egypte, la Présentation de Jésus au Temple avec la poignante prophétie de Siméon, le recouvrement de l’Enfant enseignant au milieu des docteurs, l’intercession de la Vierge mère auprès de son Fils lors des noces de Cana, et bien sûr, sa présence au pied de la Croix (le Coran nie la crucifixion : 4, 157) ou encore au milieu des apôtres à la Pentecôte pour faire naître l’Eglise et la mission (le mot Eglise ne figure pas dans le Coran).

En définitive, si Marie est plus citée dans le Livre de l’islam que dans les Ecritures chrétiennes, son rôle y est beaucoup plus limité. Pour les musulmans, elle n’est rien d’autre que la mère de Jésus-prophète. Le Coran ne s’exprime pas sur les motifs qui ont conduit Dieu à élever cette créature au-dessus de toutes les autres. Ne faut-il pas s’interroger sur l’absence de curiosité des docteurs musulmans qui « n’ont pas recherché les raisons pour lesquelles Marie avait été ainsi comblée de grâces et de faveurs de la part du Très-Haut » ? (15).

Pendant des siècles, la Sainte Vierge a été présente dans l’affrontement entre le monde de l’islam et la chrétienté. Rappelons deux victoires catholiques retentissantes qui furent attribuées à la récitation du rosaire demandée par les papes alors que l’Europe était gravement menacée par l’assaut des armées musulmanes. Le 7 octobre 1571, malgré un rapport de forces défavorable, la flotte catholique vainquit les Turcs à Lépante (golfe de Corinthe). En signe de reconnaissance, saint Pie V institua la fête de Sainte-Marie de la Victoire, devenue en 1573, sous son successeur Grégoire XIII, solennité du Saint-Rosaire, et simple « mémoire » dans le Missel actuel. Le 12 septembre 1683, Vienne, capitale de l’Autriche, fut miraculeusement délivrée d’un long siège qui tournait à l’avantage des Turcs. A l’initiative du pape Innocent XI, le calendrier liturgique s’enrichit d’une nouvelle fête mariale, celle du Saint Nom de Marie, fixée au 12 septembre par saint Pie X. Cette fête avait disparu du calendrier romain révisé en 1970, avant d’être rétablie par saint Jean-Paul II.

Les chrétiens auraient cependant tort de voir dans les peintures et sculptures de la Vierge représentée avec le croissant de lune sous les pieds l’annonce prophétique de son triomphe sur l’islam, tout comme les musulmans seraient mal placés d’y voir une Vierge « chrétienne » piétinant l’islam. La Femme de l’Apocalypse, qui est censée avoir inspiré les artistes chrétiens, est décrite, dans la vision de saint Jean, « au cœur de la création », entourée de tous les éléments du firmament : le soleil, la lune, les étoiles (Ap 12, 1), et tout cela fut fait bien avant que le croissant de lune ne devienne le symbole de l’islam. Cet emblème est très tardif. Il semble avoir été hérité d’influences lointaines (l’Empire perse des Sassanides), diverses (« symbole » de Byzance), toujours incertaines. L’Empire ottoman l’a adopté sur son drapeau au début du XIXème siècle et il s’est imposé à toute l’aire musulmane à l’époque contemporaine. Il n’a donc rien à voir avec les symboles bibliques ou l’art sacré chrétien.

Les chrétiens sont aujourd’hui invités à mettre leur espérance dans la mystérieuse préservation coranique de la Sainte Vierge ; à considérer que Marie est aussi la mère des musulmans, comme l’ont suggéré par anticipation les promoteurs de la basilique d’Alger (consacrée en 1872 par le cardinal Lavigerie) en faisant surmonter l’entrée du chœur de cette délicate invocation : « Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les musulmans » ; à intercéder pour qu’enfin ses enfants de l’islam percent le mystère de Marie et qu’à travers la Vierge connue en plénitude ils découvrent la vérité de Jésus-Christ. Pour le Père Abdeljalil, malgré ses traits équivoques, la Marie du Coran « constitue une sorte de préparation intérieure à la vérité totale et pure, à condition que celle-ci soit non seulement démontrée dans les livres mais encore et surtout montrée dans les vies », dans la vie de chaque chrétien (16).

Cet auteur conclut son livre par ces recommandations : « Un effort héroïque de témoignage vivant de la part des chrétiens “opérant la vérité dans la charité” est plus nécessaire encore, aujourd’hui plus que jamais. Le mystère marial qui, par excellence, doit être vécu auprès des musulmans, est celui de la Visitation » (17). Alors, pourquoi ne pas dédier la récitation de ce mystère à la conversion des musulmans ? Autrement dit, comme jadis Marie apporta charnellement Jésus à sa cousine Elisabeth, nous pouvons aujourd’hui l’apporter mystiquement aux musulmans.

Annie Laurent

 

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  • « Ephèse : la maison de Marie, signe de contradiction », Famille chrétienne, n° 1074, 13 août 1998.
  • Marie et l’Islam, Ephèse diffusion, Saint-Denis du Maine, 1997.
  • Michel Nil, Les apparitions de la Vierge en Egypte, Téqui, 1978.
  • Pfleger, Marie et l’Islam, op. cit.
  • Le culte de Marie en Orient, Bulletin de la paroisse Saint-Julien-le-Pauvre, Paris, numéro spécial, Pâques 1971.
  • Jean-Mohamed Abdeljalil, Marie et l’islam, Beauchesne, 1950, p. 81.
  • Le Coran, ENAG Editions, Alger, 1989, t. 1, p. 440.
  • -M. Abdeljalil, op. cit., p. 70.
  • Le Coran, cit. t. 1, p. 442-443.
  • Présence de Marie dans l’islam, conférence donnée à Bologne en 1976, reproduite dans le mensuel Comprendre du 29/9/1976.
  • Abdeljalil, cit., p. 70.
  • Id., p. 71.
  • Le Nouvel Observateur, 25-31 décembre 1997.
  • Cité par Abdeljalil, cit., p. 17.
  • Père Borrmans, Présence de Marie dans l’islam, cit.
  • Abdeljalil, cit., p. 52-53.
  • Id., p. 87.

[1] Ceci est le signe d’une surabondance de miséricorde de Dieu qui accorde ses grâces à tous, par la prière de Marie, mais ne doit nullement porter à une sorte d’indifférence vis-à-vis de la vraie religion, comme l’imagine un relativisme aujourd’hui trop répandu même chez les chrétiens. Le salut vient toujours du Christ et les grâces de Dieu conduisent au Christ (NDLR).