ISLAM ET DEMOCRATIE

Lorsque les révoltes ont commencé à ébranler les régimes arabes, l’Occident s’est réjoui : l’heure était venue, disait-on, où le monde de l’islam allait enfin s’ouvrir à la démocratie. D’où l’expression « printemps arabe » qui fut aussitôt lancée par les médias pour qualifier ces événements.

Ce faisant, les analystes et dirigeants occidentaux, pour qui la démocratie est le système idéal ayant vocation à s’imposer partout, se sont laissés aveugler par les slogans des contestataires qui se référaient à leurs propres valeurs (droits de l’homme, liberté, égalité) et ont négligé les mouvements de fond qui traversent les sociétés islamiques.

Là où des élections libres se sont déroulées

on n’a donc pas prévu la victoire des partis islamistes (Tunisie, Maroc, Egypte) ou bien on a négligé les engagements en faveur de la charia (Loi révélée) pris par des élus non islamistes (Libye), tandis qu’en d’autres lieux (Syrie), où l’avenir demeure très flou, on n’a pas tenu compte de l’islam intégral qui s’annonce comme une donnée essentielle de la vie politique.

En fait, des pays entièrement ou majoritairement musulmans peuvent très bien s’accommoder de mécaniques électorales (alternance majorité-opposition) et se doter d’institutions calquées sur les modèles occidentaux (Parlement, Conseil constitutionnel), le tout en conformité avec les normes de la démocratie, sans pour autant en adopter la conception philosophique qui repose sur la laïcité, la liberté et l’égalité.

C’est en cela que réside le malentendu entre l’islam et le monde héritier du christianisme, les deux civilisations ne partageant ni les mêmes sources ni la même histoire.

La laïcité est un concept étranger à l’islam

Système global (religion, société, Etat), il revêt un aspect totalisant susceptible de devenir totalitaire. Cette conception repose sur l’expérience fondatrice des débuts de l’islam.

A Yathrib (devenue Médine = la Cité du Prophète), où il avait émigré en 622 pour fuir sa ville natale de La Mecque dont les habitants rejetaient sa prédication et où il mourut en 632, Mahomet fonda le premier Etat islamique de l’histoire. Il y exerça tout à la fois « le principat et le pontificat », selon la formule d’A. Meddeb (1).

Le Coran, la Sunna et la Sîra (biographie de Mahomet) se font l’écho de cette imbrication entre les domaines temporel et spirituel, ce qui lui confère un caractère sacré et donc normatif.

Dans un texte sur la laïcité vue du côté chrétien, feu le cardinal Pierre Eyt remarquait que :

 par sa structure fondamentale, l’islam voit une unité insécable là où nous voyons une distinction créatrice  (2).

Si la tradition a idéalisé le califat

lequel s’est incarné dans diverses dynasties sunnites ou chiites, arabes ou turques, voire européennes (Andalousie), avant d’être aboli par Atatürk en 1924, les sources islamiques ne préconisent aucune forme particulière de gouvernement et l’on ne saurait donc assimiler tout pouvoir musulman à une théocratie, c’est-à-dire détenu par une classe cléricale.

Ce qui compte, selon le Coran, c’est que l’autorité politique revienne à un musulman afin de garantir la conformité du droit et des mœurs avec les principes de la charia : « N’obéis pas à celui dont nous avons rendu le cœur insouciant envers notre Rappel [de la vraie religion] » (18, 28). D’où le système inégalitaire que l’islam a instauré là où il domine.

Les Etats et sociétés de tradition islamique restent très marqués par la confessionnalité.

Certains régimes présentés comme démocrates ou laïques n’échappent pas à cette règle.

  • Ainsi, dans la Tunisie de Ben Ali l’islam était religion officielle et tout citoyen était réputé musulman, même s’il pouvait vivre d’une manière laïque sans inquiétude et si la femme y jouissait d’une condition privilégiée, ce que l’arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahda (Renaissance) risque de compromettre de plus en plus.
  • Dans l’Irak de Saddam Hussein, l’idéologie laïcisante du Baas (Renaissance) n’a jamais relégué le religieux dans la sphère privée. Depuis 2003, le système imposé à ce pays par l’Occident au nom de l’impératif démocratique donne aux chiites, majoritaires, la prééminence tandis que la charia est redevenue l’unique source du droit.
  • Quant à la Turquie, généralement montrée en exemple de démocratie musulmane, la laïcité n’y implique pas la neutralité religieuse de l’Etat mais instaure ce dernier tuteur de la religion. Les efforts d’Atatürk pour désislamiser les mœurs des Turcs sont battus en brèche depuis l’arrivée au pouvoir, en 2002, du parti de la Justice et du Développement de Recep-Tayip Erdogan.
  • Enfin, au-delà de l’espace arabo-turco-iranien, en Afrique notamment, les idées islamistes, soutenues par les royautés de la péninsule Arabique, progressent au point de remettre en cause les systèmes laïques hérités de l’époque coloniale.

En un tel contexte, les « sans religion » (bouddhistes, bahaïs, animistes, etc.) n’ont droit à aucune reconnaissance légale tandis que les juifs et les chrétiens, appelés « gens du Livre » par le Coran à cause des Ecritures révélées qu’ils ont reçues puis auraient falsifiées (la Torah et l’Evangile), relèvent d’un statut juridique spécial, la dhimmitude, découlant d’une injonction coranique où Dieu exige d’eux le paiement d’un tribut (cf. 9, 29).

En contrepartie de leur « protection » (sens du mot arabe dhimma), ils sont assujettis à des servitudes qui font d’eux des nationaux de seconde catégorie. Souvent vanté par les oulémas (docteurs de la Loi) comme signe de la tolérance de l’islam, ce statut n’en est pas moins profondément injuste et humiliant.

Formellement abolie par le sultan ottoman au XIXème siècle, et bien que ne figurant plus dans la plupart des constitutions, la dhimmitude reste appliquée de facto, selon des degrés divers en fonction de l’importance accordée à la charia (3). Même en Turquie, seuls les citoyens d’ethnie turque et de confession sunnite jouissent de tous les droits.

On peut alors comprendre l’inquiétude des coptes d’Egypte suite à l’accession (démocratique) de Mohamed Morsi, du parti des Frères musulmans, à la magistrature suprême.

La seule exception dans le monde arabe est le Liban

où chacun se détermine cependant en fonction de son appartenance confessionnelle, aussi bien dans la vie publique que pour le droit relatif au statut personnel.

Des musulmans peuvent certes opter pour l’athéisme

ils n’en restent pas moins inscrits comme musulmans à l’état civil. A de rarissimes exceptions près, il en va de même pour ceux qui changent de religion, le plus souvent pour devenir chrétiens. Renoncer à l’islam revient à la fois à apostasier la foi et à trahir la communauté. Ce crime, dit de ridda, constitue un « trouble à l’ordre public » passible d’exclusion sociale et familiale ainsi que de sanctions pénales pouvant aller jusqu’à la mort.

Dans le système islamique, la reconnaissance de la liberté religieuse, lorsqu’elle existe, ne concerne que la possibilité accordée aux dhimmis de pratiquer leur culte, et encore avec bien des entraves légales, et en aucun cas la liberté de conscience.

La publication, en janvier dernier, d’un document d’El-Azhar se prononçant en faveur de la « liberté de religion » a laissé penser à une évolution positive sur cette question. En réalité, la formulation ne concerne que le culte, le texte omettant de parler des conversions.

En Tunisie et en Egypte, les instigateurs des révolutions entendent poursuivre leur combat en vue de faire prévaloir un jour leurs idées libérales, mais la « sortie de la religion » n’est pas à l’ordre du jour en islam comme cela s’est produit en Occident.

Pour leur part, les chrétiens du Proche-Orient, soutenus par le Saint-Siège, s’efforcent de promouvoir le concept de « citoyenneté », sachant que la laïcité, assimilée à l’athéisme par leurs compatriotes musulmans, ne peut pas être acceptée en l’état actuel.

Mais leur proposition, perçue comme inspirée par un Occident qui a apostasié sa foi, a peu de chance d’être reçue.

Si les démocraties demeurent en l’état, affranchies de la loi naturelle et non vertueuses, elles ne pourront pas influencer des changements en profondeur dans un monde qui veut rester soumis à la Loi de Dieu et qui, de surcroît, n’est sûrement pas prêt à recevoir des leçons d’autrui.

Annie Laurent

(article paru dans La Nef, septembre 2012).

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(1) Face à l’Islam, Textuel, 2004, p. 109.

(2) « Le principe de laïcité est-il universel ? », La Documentation catholique, n° 2190, 1998, p. 875.

(3) A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2008, p. 74-103.