1/Vidéo ICI P.Samir sur KTO

2/Annie Laurent interroge le P.Samir

Que vous inspire le réveil spectaculaire de l’Islam, pris en tant que système global, alors qu’au début du XXème siècle bien des spécialistes le croyaient moribond ?

Ce réveil de l’Islam est un phénomène assez ambigu. Il dénote à la fois une force et une faiblesse. Une force, en ce qu’il est conquérant, cherchant d’abord à reconquérir les musulmans à l’Islam pur et originel (ou prétendument tel), et ensuite à soumettre à l’Islam les autres religions et cultures, notamment l’Occident. En un certain sens, il faut reconnaître la vitalité de ce mouvement.

Une faiblesse, en ce qu’il se montre incapable d’affronter la modernité, de la repenser, alors que la plupart des musulmans souhaitent vivre sainement dans le monde présent. Faible aussi, en ce qu’il s’attache beaucoup trop aux aspects externes (et culturels) de l’Islam primitif, plutôt qu’à la visée profonde de cet Islam.

Quelles sont, selon vous, les causes de l’agressivité qui accompagne ce renouveau ?

Je vois plusieurs causes à l’agressivité actuelle de l’islamisme :

1. La conscience que l’Islam, qui connut un « âge d’or » entre les Xe et XIIe siècles, est devenu un mouvement de régression au XXe siècle. Ce sentiment était déjà signalé en 1910 par un lecteur indonésien dans la prestigieuse revue Al-Manâr (Le Phare) d’El-Azhar, dirigée par le cheikh Rachid Rida (qui sera le « père spirituel » des Frères Musulmans). L’émir libanais Chakīb Arslān y répondit en un petit livre en arabe intitulé » Pourquoi les Musulmans ont-ils régressé, tandis que d’autres ont progressé ? » paru au Caire en 1930, qui a été depuis lors maintes fois réimprimé et récemment traduit en anglais (1).

2. La création de l’Etat d’Israël, réalisée en pratique par un Occident ayant persécuté les Juifs aux XIXe-XXe siècles, et la spoliation des Palestiniens de leur terre qui en a découlé, suivie par les défaites militaires des pays arabes, a renforcé le sentiment d’injustice et l’humiliation du monde musulman dans son ensemble.

3. L’idéologie anti ou post-coloniale conçue par les révolutions qui ont suivi la défaite (naksah) de 1948, en particulier le nassérisme qui s’est diffusé dans tout le monde arabe comme un espoir de renaissance, a renforcé l’animosité face à l’Occident décrit comme colonialiste.

4. Les guerres déclenchées par certains Etats non musulmans contre des régimes islamiques ont encore renforcé cette animosité : la « lâche agression tripartite » (Suez, 1956), l’occupation soviétique de l’Afghanistan (1979-1989) (2) et surtout l’invasion de l’Irak, le 20 mars 2003 menée par les Etats-Unis et leurs alliés.

5. Enfin, l’évolution de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale vers une société toujours plus sécularisée et la déchristianisation qui en a résulté ont convaincu les musulmans fondamentalistes que l’Islam était la seule réponse valable aux problèmes du monde, et que l’affaiblissement du monde musulman était dû à son éloignement de ses traditions pour adopter les usages de l’Occident corrompu. Un retour à l’Islam pur des origines devenait donc l’unique solution pour son redressement, et celui-ci incluait le combat contre l’Occident et sa culture dévastatrice.

La question du rapport entre hommes et femmes tel qu’il est envisagé et vécu en Occident aujourd’hui, c’est-à-dire de manière déséquilibrée, n’est-elle pas au coeur d’un malentendu fondamental entre l’Islam et le reste du monde, largement sécularisé ?

Le rapport entre hommes et femmes est un trait distinctif de l’état d’une société. Il ne fait pas de doute que l’évolution très rapide (trop, à mon sens) de l’Occident durant les dernières décennies n’a pas toujours été respectueuse des normes éthiques et du raisonnable. On y a éprouvé le besoin de briser certains carcans et on a insisté sur la liberté individuelle (le droit de chacun à se comporter comme bon lui semble) en oubliant parfois la responsabilité de l’individu par rapport au droit de la communauté à vivre selon ses normes.

A mon avis, la parole de saint Paul aux Galates, dite il y a près de vingt siècles, est plus actuelle que jamais : « C’est pour la liberté que le Christ nous a affranchis. Demeurez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude (…). Frères, vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte de vivre selon la chair ; mais rendez-vous, par la charité, serviteurs les uns des autres. Car toute la loi est accomplie dans une seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5 : 1.13-14).

Le monde musulman est généralement choqué par le comportement de l’Occident, qu’il attribue de surcroît au christianisme. Il est choqué par les relations sexuelles assez libres entre hommes et femmes. Pire encore, les relations entre personnes de même sexe sont perçues comme « abominables » et honteuses (tout en sachant bien qu’elles existent aussi dans la société musulmane), ceci d’autant plus qu’elles sont de plus en plus présentées, même légalement, comme normales et équivalentes aux relations matrimoniales.

La légalisation du mariage entre homosexuels et de l’adoption d’enfants par de tels couples, qui tend à se généraliser, est vécue comme un signe de dégénérescence par les musulmans qui y voient, malheureusement, la conséquence du laxisme du christianisme. Ici encore, les paroles de saint Paul sur l’homosexualité sont claires et explicites (voir 1 Co 6, 9 ; Tm 1, 10 ; et surtout Rom 1, 24-32), sans pour autant se transformer en code pénal comme dans le Lévitique : « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux » (Lv. 20,13).

La vraie réponse aux islamistes condamnant l’Occident et les chrétiens sur ces questions est donnée dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique (n° 2358 et 2359), à la fois claire dans les principes et empreinte d’amour dans la pratique.

L’Islam peut-il trouver en lui-même les moyens de réconcilier la foi et la raison ?

J’observe dans l’histoire de l’islam une réelle volonté d’harmoniser foi et raison, comme cela s’est produit lors de deux Renaissances, du IXème au XIIème siècles puis entre le milieu du XIXème et le milieu du XXème siècle. Mais dans les deux cas la tendance littéraliste et fondamentaliste a été la plus forte et a freiné les mouvements de modernisation de la pensée. De nos jours, ce freinage est renforcé par l’argent du pétrole d’Arabie-Séoudite et des pays du Golfe, qui acorrompu le monde musulman. Mais, avec les révoltes arabes, le monde islamique est de nouveau entré dans un débat avec luimême.

Ira-t-il cette fois jusqu’au bout de la réflexion et de la réforme ou bien faut-il admettre une fatalité propre à l’islam ?

Il est certain que si l’on pousse trop un aspect au détriment de l’autre, l’harmonie est détruite et l’on tombe facilement dans l’extrémisme. C’était, je pense, le sens profond du discours de Benoît XVI à Ratisbonne, le 12 septembre 2006. A partir de l’Allemagne, il s’adressait essentiellement à l’Occident et critiquait la notion même de « raison » telle que l’Europe l’a développée dans les trois derniers siècles, la vidant de son conten spirituel, ce qui a conduit à un rapport déformé entre foi et raison. Le pape critiquait brièvement la notion de « foi » telle que l’Islam l’a développée, la vidant de sa dimension rationnelle. Il proposait donc un dialogue universel, en invitant les uns et les autres à réajuster le rapport entre ces deux dimensions fondamentales. Malheureusement, la politique aidant, son discours a été peu compris, voire dénaturé.

Les chrétiens doivent-ils craindre l’islam?

A mon avis, chrétiens et musulmans doivent craindre l’islamisme, cet islam fondamentaliste qui veut imposer ses normes à tous et qui passe facilement de l’idéologie à la violence. Dans l’immédiat, le chrétien est plus exposé à cette violence, surtout s’il vit en milieu musulman.

Si l’on regarde plus loin, le danger est bien plus grand pour les musulmans, puisque c’est précisément l’islamisme qui empêche l’islam d’harmoniser foi et raison et ne permet pas son inculturation dans le monde moderne. Il bloque toute évolution en identifiant religion et culture et en considérant que l’islam vécu au VII e siècle est le modèle parfait.

Entretien avec le Père Samir Khalil Samir, paru dans La Nef  septembre 2012.