Jusqu’au début du XXème siècle, pour désigner la religion des musulmans, la langue française ne connaissait qu’un seul mot : islamisme. Il n’était alors pas question de distinguer entre islam et islamisme, comme c’est l’usage aujourd’hui.

La distinction

En fait, cette distinction est apparue dans certains milieux intellectuels à partir du moment où l’Europe post-chrétienne et sécularisée a voulu cesser de voir dans l’Islam * un ennemi héréditaire de la chrétienté et a voulu, dès lors, lui donner une image plus valorisante, pacifique et rassurante.

Désormais, nous dit-on, l’ennemi ce n’est donc plus l’islam mais son expression intégriste, l’islamisme. Et encore, précise-t-on, il convient de nuancer entre « islamisme modéré » et « islamisme radical », selon que ses adeptes recourent à des méthodes non offensives et légales (par exemple, l’actuel Premier ministre turc, Recep-Tayyip Erdogan) ou au terrorisme (par exemple, Oussama Ben Laden, chef d’El-Qaïda).

  • Autrement dit, pour les tenants de cette façon de voir, l’islamisme, surtout dans sa version radicale, ne serait pas l’islam véritable ou authentique, il en constituerait une dérive, une caricature ou une perversion ;
  • ou encore, il trahirait la tradition pacifique et tolérante de l’islam. Accident de parcours lié à un contexte géopolitique qui lui est défavorable et aux frustrations qu’il entraîne (conflit israélo-palestinien, hégémonie américaine, mondialisation, retard culturel et économique, etc.), l’islamisme serait dès lors appelé à disparaître une fois résolus ces problèmes ou disparues les causes qui l’ont fait naître.

Toutes ces thèses alimentent l’idée qu’entre islam et islamisme, il y aurait une différence de nature et non pas de degré. Pourtant, nul ne définit l’islamisme autrement que comme un courant qui œuvre en vue de l’application d’un programme socio-politico-religieux conforme à l’enseignement des « Ecritures » islamiques.

De fait, c’est l’islam en tant que tel qui envisage l’instauration de l’Etat islamique (on notera, au passage, que les régimes ou les mouvements qui s’inspirent de cette vision globalisante ne se qualifient pas d’islamistes : cf. par exemple, la République islamique d’Iran, la Résistance islamique du Hezbollah) et l’extension de son système à toute la planète par divers moyens, prosélyte, démographique, belliqueux.

Les revendications et les actions islamistes

s’appuient sur des textes sacrés auxquels tous les musulmans, intégristes ou pas, demeurent attachés, ce qui n’est pas sans engendrer bien des ambiguïtés dans la distinction actuelle dont on peut donc affirmer d’emblée l’inanité.

Cela dit, il est vrai que bien des musulmans privilégient l’aspect spirituel de leur religion tandis que d’autres donnent la priorité à ses aspects socio-politiques. Pourtant, on observe souvent un lien entre ferveur et militantisme.

Les islamistes ne suivent pas des doctrines nihilistes ou athées ;

  • ils sortent des mosquées ou des médersas (écoles coraniques). Là, ils apprennent à agir en conformité avec l’enseignement du Coran et dans l’imitation de Mahomet, le « beau modèle » (Coran 33, 21) auquel tout musulman est tenu d’obéir (Coran 3, 32).
  • Ils puisent également pour cela dans les Hadîth-s (recueil des dits et gestes attribués au prophète de l’islam et composant la Tradition, ou Sunna, laquelle a valeur équivalente au Coran en tant que source du droit), et dans la Sîra (hagiographie officielle de Mahomet). Ces sources ne distinguent pas entre islam et islamisme.

Tel est particulièrement le cas de la source principale, c’est-à-dire le Coran, qui sert de référence supérieure à tous les musulmans puisqu’ils voient en lui la Parole de Dieu incréée et matérialisée (ou « incarnée ») en un Livre immuable et éternel.

Une étude honnête, non biaisée, de ce texte sacré, livre spirituel et législatif tout autant qu’évocation de la vie de Mahomet, réputé avoir été dicté au prophète de l’islam en langue arabe « claire » (Coran 12, 1) et « inimitable » (Coran 2, 23), fait ressortir un lien manifeste et étroit entre ce qui relève, selon les schémas mentionnés plus haut, de la religion (islam) et de l’idéologie (islamisme). Qu’on en juge par ce verset : « Ceux qui prennent pour maîtres : Dieu, son Prophète et les croyants [musulmans], voilà ceux qui forment le parti de Dieu [Hezbollah] et qui seront les vainqueurs » (5, 56).

Dès le début, l’islam s’est présenté comme une religion de controverse et de combat, donc également sous les couleurs d’une idéologie. En effet, sa naissance et sa croissance se sont déroulées dans un contexte de violences politico-religieuses.

A La Mecque,

où il naquit (vers 571), Mahomet a d’abord prêché avec véhémence contre le polythéisme ambiant et contre les inégalités sociales auxquelles une enfance défavorisée l’avait rendu sensible ; puis il a dû se défendre contre l’incompréhension, le mépris et le rejet dont il était l’objet de la part de ses compatriotes.

A tous ses opposants, il promettait le Feu éternel s’ils ne se soumettaient pas à la volonté du Dieu Un (monothéisme islamique). A Yathrib, la future Médine (« la ville du Prophète »), où il émigra en 622 avec ses premiers disciples et où il mourut dix ans plus tard, il eut d’abord à résoudre deux problèmes existentiels : le dénuement et l’insécurité.

Pour y faire face, il pratiqua la razzia contre les caravanes, n’hésitant pas alors à violer la trêve ancestrale des mois sacrés, et tendit des embuscades aux armées mecquoises lancées à sa poursuite. Puis, il s’en prit aux trois grandes tribus juives locales rétives à sa prédication, ordonnant ou cautionnant contre elles spoliations et massacres en les accusant d’avoir pactisé avec ses ennemis.

Selon la Tradition,

Mahomet a dirigé personnellement vingt-sept campagnes militaires et en a décidé trente-huit autres dont il a confié la direction à ses compagnons. Le prophète de l’islam a donc tué, pillé, obligé des vaincus à se faire musulmans, réduit des captifs en esclavage. Ses éclatantes victoires, dont le Coran se fait l’écho, le confortaient dans ses certitudes : ne prouvaient-elles pas la vérité de sa prédication et l’origine divine de la « révélation » coranique ?

Dès lors, la violence était légitimée et sacralisée, selon un mécanisme fort bien décrit par le Père Jean Sleiman dans une brillante étude anthropologique (1). Par la suite, après la mort de Mahomet (632), c’est le plus souvent par les armes que les musulmans portèrent le message coranique à des territoires et à des populations de plus en plus éloignés de son berceau originel.

Notons que les musulmans n’ont jamais rougi du comportement guerrier de leur prophète et de ses successeurs. Aujourd’hui encore, ce comportement reste justifié. « Né dans un contexte de violence et d’agression, l’islam n’avait tout simplement pas le choix : il devait jouer le jeu ou se laisser écraser dans l’œuf », écrit l’historien tunisien Mohamed Talbi, longtemps considéré comme l’un des intellectuels les plus ouverts à la critique des textes musulmans (2).

Ainsi, aux yeux des islamistes, la réalisation parfaite de l’Etat musulman idéal fut opérée par Mahomet durant son séjour à Yathrib. Leurs efforts portent donc sur la reconstruction de ce modèle, même s’il faut pour cela recourir à la force, à l’instar de ce qui se produisit jadis. Le terrorisme devient alors un moyen mis au service du projet islamiste.

On ne peut le nier : la violence fait corps avec l’islam. Elle a donné naissance à la doctrine du djihad, que l’on traduit de façon trop restrictive par « guerre sainte ». Le djihad est un devoir de communauté qui commande à tout musulman, sans qu’une autorité n’ait à lui en donner l’ordre formel à un moment donné, de « faire effort » pour « la cause de Dieu », c’est-à-dire pour étendre le règne de l’islam au monde entier. Il a été systématisé comme tel par divers juristes à partir du XIème siècle.

Ainsi que le souligne le Père Maurice Borrmans, ancien professeur à l’Institut pontifical d’études arabes et islamiques (Rome), dans une étude pénétrante sur « L’Islam et la paix », pour les tenants d’une lecture littéraliste du Coran, le djihad apparaît « comme une forme éminente du culte dû à Dieu » (3). C’est une façon de lui plaire puisque le Créateur promet « une récompense sans limites à celui qui combat dans le chemin de Dieu, qu’il soit tué ou qu’il soit victorieux » (4, 74).

Tel est d’ailleurs l’objectif qu’Oussama Ben Laden a voulu assigner à l’organisation Al-Qaïda (La Base) qu’il a fondée en 1988.

« Mon devoir est d’éveiller les musulmans ; de leur dire ce qui est bien pour eux et ce qui ne l’est pas, ce que dit l’islam et ce que veulent les ennemis de l’islam. Al-Qaïda a été créée pour mener un djihad contre l’Impiété, plus particulièrement pour faire face à l’agression des pays impies contre les pays musulmans. Le djihad est le sixième pilier non proclamé de l’islam (4) […]. Al-Qaïda veut faire renaître ce pilier, le rendre actif et en faire un élément de la vie quotidienne des musulmans. Elle veut en faire un objet de culte » (5).

Certes, le djihad peut prendre la forme défensive. Il peut également se comprendre comme un combat spirituel ou moral à mener contre ses mauvais penchants ou en vue du bien commun de l’Oumma (la communauté des croyants de l’islam). On l’appelle alors le « grand djihad ». Mais celui-ci n’a pas de fondement coranique. Il s’est développé dans les milieux soufis à partir d’un hadîth, une phrase que Mahomet aurait prononcée au retour d’une bataille : « Nous revenons du djihad mineur, pour entreprendre le vrai djihad, celui de l’âme ». Le Coran ne connaît donc que le « petit djihad ». Environ cinq cents versets mentionnent le djihad sous les couleurs d’une entreprise politique et militaire.

Les verbes tuer (qatala) et combattre (qâtala)

s’y trouvent respectivement 62 et 51 fois, dont 10 et 12 fois à l’impératif. L’engagement guerrier répondrait ainsi à une injonction explicite de Dieu Lui-même, comme cela ressort, entre autres, du verset 9, 5, dit « du sabre » : « A l’expiration des mois sacrés, tuez les associateurs (6) partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les et tendez-leur des embuscades. Mais, s’ils se convertissent, font la prière et acquittent l’impôt légal, alors laissez-les aller librement, Dieu est indulgent et miséricordieux ».

Les épisodes guerriers

qui ont marqué les débuts de l’histoire de l’islam et conduit à l’élaboration de la doctrine du djihad pourraient certes être relégués au rang de l’histoire.

  • Ils le sont, dans la réalité de leur vie quotidienne, par quantité de simples fidèles sincèrement épris d’idéaux humanistes.
  • Ils le sont aussi par certains intellectuels musulmans, ceux que l’on appelle les « nouveaux penseurs de l’islam », qui s’expriment souvent avec courage (7), et même parfois au péril de leur vie, comme ce fut le cas du Soudanais Mahmoud Taha, pendu à Khartoum en 1985 pour avoir prôné la contextualisation des dimensions politiques et militaires de l’islam à la période de Médine.

Cependant, l’exégèse, avec recours aux méthodes scientifiques, étant interdite en Islam, ces promoteurs de lectures libérales sont souvent obligés d’utiliser des arguments spécieux pour étayer leurs argumentations (8). De surcroît, leurs travaux ne sont pas reconnus par les instituts traditionnels (El-Azhar au Caire, la Zitouna à Tunis, etc.) qui entendent conserver le monopole de la pensée religieuse.

Ainsi, au fil des siècles et jusqu’à nos jours, la dimension idéologique de l’islam qui rend licite le recours à la violence contre les « ennemis de l’islam », qu’ils soient du dedans (musulmans) ou du dehors (non-musulmans), a toujours trouvé d’ardents défenseurs. Il suffit à ces derniers de justifier leur choix par référence à leur Ecriture.

Compte tenu de la fierté des musulmans d’appartenir à l’Oumma, « la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes » (Coran 3, 110), il ne leur est pas toujours facile de se désolidariser de leurs frères en religion, fussent-ils des terroristes, dès lors que ces derniers affirment agir pour « la cause de Dieu ». Cela explique la faiblesse des réactions d’indignation de leurs responsables lors d’agressions contre des non-musulmans.

Comme on le voit, les textes sacrés n’opposent donc pas deux concepts qui seraient étrangers l’un à l’autre, c’est la pratique qui les distingue.

Tout est alors question d’interprétation et cela rend le problème inextricable. Il en sera vraisemblablement ainsi tant qu’une autorité représentative n’aura pas déclaré que le Coran est œuvre humaine et non pas divine et qu’il est par conséquent possible de retoucher certaines de ses parties ou de les déclarer caduques. Or l’absence d’un magistère unique en Islam rend improbable une telle remise en cause officielle, qui risquerait d’ailleurs de déstabiliser tout le système islamique.

L’idéologie islamiste

reprend à son compte aujourd’hui la bipartition classique du monde, divisé en deux sphères antagonistes, la Demeure de l’Islam (Dar el-Islam) où prévaut la vraie paix (Salam) et la Demeure de la Guerre (Dar el-Harb) qui lui échappe encore mais qu’il faut soumettre. Afin d’assurer le succès universel de l’islam, au demeurant garanti par Dieu (Coran 5, 56 ; 58, 21-22 ; 110, 1-2), tous les moyens sont permis, de la discussion courtoise (Coran 29, 46) à la guerre, en passant par la démographie (l’enfantement n’est-il pas le djihad des femmes ?) et l’utilisation des richesses.

Ainsi, l’Arabie-Séoudite consacre-t-elle une part considérable de ses revenus pétroliers à cette forme de djihad, peu visible mais non moins efficace, qui consiste à financer la construction de mosquées et de centres culturels dans le monde entier, parfois même au-delà des besoins véritables. Il s’agit de marquer le territoire, d’en faire des « terres d’islam ».

Cet islam idéologique,

qui entend appliquer l’adage selon lequel « l’islam domine et ne saurait être dominé », se répartit en plusieurs mouvements rivalisant entre eux ou s’entraidant pour atteindre l’objectif qui leur est commun. Dans le monde sunnite, l’islamisme se reconnaît dans le salafisme (salafiya, du mot arabe salaf = les anciens), courant de pensée réformiste apparu au Proche-Orient au tournant des XIXème-XXème siècles, qui vise, non pas à réformer l’islam mais à lui faire retrouver sa forme originelle, par imitation de la pratique des quatre premiers califes, surnommés les « bien guidés ». Il s’agit donc moins d’une modernisation que d’un retour aux sources.

La plupart des partis islamistes contemporains

reposent sur les théories développées par Ibn Taymiyya au XIVème siècle. Ce docteur damascène d’origine turque est considéré par ses partisans comme « le plus grand savant musulman de son temps ». Membre éminent de l’école hanbalite (9), il prônait la théocratie islamique. Ses écrits, caractérisés par une profonde aversion contre le christianisme, ont été exhumés à l’époque moderne pour servir de points d’appui aux doctrines élaborées par des militants dont le renom et le succès sont indéniables. Ainsi, Ibn Taymiyya a inspiré le wahhabisme.

Doctrine officielle du royaume d’Arabie-Séoudite, le wahhabisme est le fruit d’une entente conclue en 1744 entre Mohamed Abdelwahhab, auteur d’un Traité de l’unicité divine, et Mohamed Ibn Séoud, fondateur de la dynastie qui règne dans ce pays depuis le XVIIIème siècle.

Le wahhabisme se caractérise par une application littérale du Coran, lequel fait office de constitution, et de la Sunna. En Asie centrale, le salafisme a inspiré les Talibans d’Afghanistan et le Tabligh du Pakistan. Ce dernier, qui se signale toutefois par un zèle plus piétiste que politique, mais prône un islam intransigeant, est très actif en Europe occidentale. L’héritage le plus connu d’Ibn Taymiyya est la confrérie des Frères musulmans dont nous allons reparler.

Parmi les disciples d’Ibn Taymiyya, deux noms doivent être particulièrement retenus.

  • Le premier, Abou Ala Mawdoudi (1903-1989), natif des Indes, s’installa au Pakistan (le « pays des purs » en ourdou), territoire détaché du sous-continent en 1947 par suite d’un irrédentisme musulman, afin d’y œuvrer à la réalisation des aspirations décrites dans sa Théorie de l’Etat islamique reprises en partie dans un petit ouvrage, Pour comprendre l’Islam, qui, traduit en de nombreuses langues, fait encore aujourd’hui l’objet d’une très large diffusion. « Le Pakistan a été créé pour incarner une vision de l’islam directement issue du Coran et de la Sunna, c’est le seul programme politique valable », déclarait récemment à ce propos le général Hamid Gul, qui dirigea le renseignement militaire de son pays de 1988 à 1991 et soutint activement les Talibans au pouvoir à Kaboul à partir de 1996 (10).

Mawdoudi a inspiré l’Egyptien Sayyed Qotb (1906-1966), maître à penser de l’un de ses compatriotes, Hassan el-Banna (1906-1949), fondateur, en 1928, des Frères musulmans. Le but de ce mouvement est l’islamisation intégrale de l’Etat, dans son mode de gouvernement monolithique, sa législation civile et pénale (avec les châtiments corporels), sa mise sous tutelle des femmes et son statut discriminatoire des non-musulmans (ceux-ci sont placés sous le régime de la dhimmitude = protection-sujétion).

Il s’agit en fait de rétablir la religion comme un système totalisant, reflet de l’unicité (tawhid) de Dieu. Le slogan des Frères musulmans est parfaitement clair :

« Dieu est notre but ; le Prophète est notre modèle ; le Coran est notre Loi ; le djihad est notre vie ; le martyre est notre souhait ».

  • Pour Qotb, la guerre offensive fait partie de l’essence de l’islam. Dans son commentaire du Coran, cet auteur explique en effet que l’islam est un combat, non pas simplement spirituel et moral, mais aussi militaire et missionnaire, et que tout musulman doit être un guerrier :

« Le djihad […] est la révolution totale contre toute souveraineté absolue des hommes, en toutes ses formes, tous ses régimes, toutes ses lois… [en vue de] la réalisation pratique du message sous la forme d’un régime assurant le gouvernement des hommes selon la charia […]. Il est nécessaire à l’islam d’avoir un ordre public ; il est donc nécessaire à l’islam d’user de la force ; le djihad, donc, est indispensable à l’islam […] puisque sans lui l’islam ne survivrait pas » (11).

Un jeune islamiste égyptien repenti a raconté, dans un ouvrage récent, la place de choix donnée aux écrits de Qotb dans la formation qui devait faire de lui un « bon musulman » élu par Dieu pour hâter le règne de l’islam (12).

Le djihad des salafistes

vise autant les non-musulmans que les régimes en place lorsque ceux-ci sont considérés comme coupables d’impiété, de corruption et de trahison pour ne pas appliquer totalement la « loi divine » et pour s’allier à l’Occident « chrétien », décadent et honni.

Ce sont, par exemple, des militants proches des Frères musulmans qui, en 1981, ont tué le président Sadate au Caire, après qu’il eût signé la paix avec Israël. En Algérie, le Front islamique du salut (FIS), puis les Groupements islamiques armés (GIA), ont, au début des années 1990, déclaré la guerre à un pouvoir « usurpateur » accusé de refuser l’islamisation intégrale à laquelle l’Etat avait pourtant donné des gages en promulguant, en 1984, un code de la famille traditionnel.

Pour sa part, Ben Laden a lancé le djihad contre les autorités de son propre pays, l’Arabie- Séoudite, lorsque ces dernières ont accueilli sur leur sol, à partir de 1991, des troupes occidentales, non-musulmanes. D’après le fondateur d’Al-Qaïda, cette présence est « en infraction avec les textes saints qui ordonnent l’expulsion des juifs et des chrétiens de la Péninsule arabique, comme l’a dit le Prophète [Mahomet] » (13).

L’assassinat de Banna par la police secrète du Caire et l’exécution de Qotb sous le régime de Nasser, n’ont pas permis d’éradiquer les Frères musulmans dont la popularité en Egypte a été confirmée par leur entrée au Parlement en 2005 alors qu’ils restent théoriquement interdits. Leur audience n’a cessé de se propager dans toute l’aire islamique, parfois sous des appellations propres : le Hamas (Palestine), le Front National Islamique (Soudan), le Parti de la Justice et du Développement (Turquie), le Front islamique du Salut (Algérie), le Mouvement de la Tendance islamique (Tunisie), etc. En Europe occidentale, la pensée des Frères est principalement diffusée par Hani et Tariq Ramadan, petits-fils par leur mère d’Hassan el-Banna.

L’Union des Organisations islamiques de France, majoritaire au sein du Conseil français du culte musulman, s’est longtemps réclamée de la même idéologie.

Historiquement,

ce sont des sunnites qui ont conceptualisé l’islamisme et l’ont remis en pratique au XXème siècle, comme nous venons de le voir.

Pourtant, en Occident, on a longtemps cru que l’intégrisme était plutôt le fait de l’islam chiite, à cause des excès particulièrement spectaculaires de la révolution iranienne (1979). En fait, Khomeyni s’est inspiré des théoriciens sunnites que nous venons de présenter pour entreprendre la réislamisation de son pays. Mais, ce faisant, il a réveillé l’islamisme dans le monde sunnite dont une partie, notamment durant la Guerre froide sous l’influence de l’Union soviétique, était gagnée aux idées socialistes et progressistes, voire marxistes, donc laïcisantes. Les milieux sunnites ont été comme galvanisés par le discours de Khomeyni, dès lors qu’il promettait à tous les musulmans de rendre à l’islam une pureté ternie soit par l’occidentalisation soit par la laïcisation de leurs élites et de leurs dirigeants.

Des méthodes propres au chiisme

ont été adoptées par des sunnites, en particulier les attentats-suicides. Ces pratiques ont été inaugurées par le Hezbollah, fondé au Liban lors de l’invasion israélienne de ce pays, en 1982, à l’initiative de l’Iran et avec l’aide de la Syrie. Pour Téhéran, il s’agissait d’exporter la révolution en s’appuyant sur la communauté chiite du Liban ; pour Damas, dont le pouvoir est aux mains de la communauté alaouite (dissidente du chiisme), il s’agissait de reprendre pied au pays du Cèdre en déstabilisant l’Etat libanais et en contraignant au départ les forces occidentales venues à son chevet pour l’aider à se reconstruire.

Les succès obtenus par les chiites du Hezbollah grâce à ces attentats, qui ont aussi mis fin à l’occupation israélienne du Liban-Sud (2000), ont conduit les islamistes sunnites à en faire une arme au service de la « résistance » (ou djihad défensif), notamment en Palestine et en Irak, ou du djihad offensif, comme l’ont montré les grands attentats-suicides perpétrés dans le monde, en particulier ceux du 11 septembre 2001.

Aujourd’hui, sunnites et chiites utilisent aussi ce moyen les uns contre les autres dans leur combat pour la légitimité au sein de l’Islam. Ainsi, le monde musulman connaît-il à nouveau la « grande discorde » (fitna) qui a provoqué la division entre ces deux branches partageant pourtant le même Coran mais ayant développé des spécificités dans les domaines de l’organisation religieuse et de certains rites (14).

Au sujet des attentats-suicides

se pose la question de leur conformité à l’enseignement religieux. Quand il s’agit de l’honneur de l’islam ou de la défense d’une cause qui lui est assimilée, le suicide, non seulement n’est pas prohibé, mais peut être considéré comme une forme de martyre.

A cet égard, le Coran dit que « Dieu a acheté aux croyants leur personne et leurs biens pour leur donner le paradis en échange. Ils combattent dans le chemin de Dieu : ils tuent et ils sont tués » (9, 111). Il y a ici comme un pacte entre l’homme et Dieu qui exclut, si on le prend à la lettre, toute idée d’amour et de gratuité.

Le « martyr » musulman (chahid) ne meurt pas en sacrifiant sa vie pour témoigner de sa foi, mais il se tue et tue les autres pour donner la victoire à l’islam et pour « gagner » la récompense promise par Dieu, comme l’affirme cet autre verset : « Ne dites pas de ceux qui sont tués sur le chemin de Dieu : “Ils sont morts !” Non ! Ils sont vivants » (2, 154). Au demeurant, les victimes non-musulmanes ne sont pas vues comme innocentes ; elles sont assimilées à des soldats parce que solidaires de leurs gouvernements.

Au terme de cette étude, pouvons-nous encore prendre pour argent comptant la recommandation fréquente à ne pas faire d’amalgame entre islam et islamisme ?

La réponse à cette question ne peut être tranchée.

Il ne faut certes pas réduire l’islam à ses manifestations extrémistes, mais elles lui sont bel et bien connaturelles. L’islam se présentant comme un tout, c’est-à-dire religion, état et société, toutes ces dimensions y apparaissent comme inséparables. Tout est donc affaire d’interprétation et toutes les interprétations sont possibles.

C’est pourquoi l’on peut dire que l’islamisme ce n’est pas tout l’islam mais c’est aussi l’islam. Au fond, l’islamisme c’est l’islam pleinement accompli. Car, pour reprendre la formule d’un jésuite égyptien, le Père Henri Boulad, « l’islamisme est présent dans l’Islam comme le poussin dans l’œuf, comme le fruit dans la fleur, comme l’arbre dans la graine » (15).

En tant que chrétiens,

nous ne devons cependant pas oublier que de nombreux musulmans souffrent de l’islamisme et peuvent être d’authentiques hommes de paix et d’ouverture, tout comme il ne faut pas enfermer tous les musulmans dans un cadre pré-établi et figé qui ne serait fait que de haine et de fanatisme car il importe de leur laisser le choix à tous. Le pape Benoît XVI n’est-il pas habité par ces préoccupations lorsqu’il demande que l’on ne confisque pas Dieu pour la réalisation d’ambitions religieuses ?

 

Annie Laurent

article paru dans Sedes Sapientiae n° 97, automne 2006

 

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* Par convention, le mot « islam » s’écrit avec une majuscule lorsqu’il désigne tout à la fois la civilisation, la communauté et la religion, et avec une minuscule lorsqu’il ne désigne que la religion.

 

Notes

 

(1) « Violence et sacré dans le Coran », in A. Laurent (dir.), Vivre avec l’Islam ?, Saint-Paul/Téqui, 1996. Titulaire de l’archevêché des Latins de Bagdad depuis 2001, Mgr Sleiman publie, en septembre 2006, Dans l’enfer irakien, aux Presses de la Renaissance.

(2) Un respect têtu, Entretiens avec Olivier Clément, Nouvelle Cité, 1989. Dans ses derniers ouvrages, Talbi, connu pour sa longue pratique du dialogue avec les chrétiens, adopte des positions injustes et polémiques envers ces derniers. Cf. Universalité du Coran, Actes Sud, 2002, et Penseur libre en Islam, Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Albin Michel, 2002.

(3) Cité in Dialogue islamo-chrétien à temps et contretemps, Saint-Paul/Téqui, 2001, pp. 75-99.

(4) Les cinq piliers se réfèrent au culte : profession de foi, prière rituelle, jeûne du ramadan, aumône légale et pèlerinage à La Mecque.

(5) Entretien au journal pakistanais Ummat, reproduit in Le spectre du terrorisme, (recueil de documents traduits de l’arabe par Moundher Sfar), Ed. Sfar, Paris, 2002, pp. 86-87.

(6) Les « associateurs » ou « associationnistes » sont les chrétiens auxquels le Coran reproche leur croyance en la Sainte Trinité, laquelle consisterait, selon l’islam, à associer au Dieu unique deux autres divinités, Marie et Jésus.

(7) Cf. entre autres, Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’Islam, A. Michel, 2004 ; Mohamed Charfi, Islam et liberté, le malentendu historique, A. Michel, 1998 ; Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Seuil, 2002.

(8) Cf. Muhammad Saïd al-Ashmawy, L’islamisme contre l’islam, La Découverte, 1989.

(9) L’école hanbalite, du nom de son fondateur Ahmed Ibn Hanbal, est née à Bagdad sous la dynastie des Abbassides (IXème siècle). Elle est la plus rigoureuse des quatre écoles juridiques qui se répartissent la société musulmane sunnite.

(10) « Vive les Talibans ! », in Politique internationale, n° 94, hiver 2001-02, p. 31.

(11) M. Borrmans, « L’islam et la paix », op. cit.

(12) Khaled al-Berry, La Terre est plus belle que le Paradis, JC Lattès, 2001.

(13) Le spectre du terrorisme, op. cit.

(14) Cf. Hichem Djaït, La Grande Discorde, Gallimard, 1989 ; Gilles Kepel, Fitna, guerre au cœur de l’Islam, Gallimard, 2004.

(15) Conférence donnée à Taanayel (Liban) le 10 avril 1996.