I – DÉFINITION ISLAMIQUE DE LA RELIGION
Pour désigner la religion, les musulmans utilisent le terme arabe dîn. Or, selon le chercheur d’origine iranienne Mohamed Ali Amir-Moezzi (École pratique des hautes études, Paris), l’équivalence entre les deux mots n’est pas immédiate car « ils appartiennent à des histoires culturelles différentes » et ont eu « des évolutions sémantiques propres ». Dans le Coran, dîn, mentionné à quatre-vingt-douze reprises, revêt trois réalités distinctes qui correspondent à trois périodes spécifiques du déroulement de la « descente » du Livre. Ainsi, dîn a d’abord signifié « jugement » et « rétribution », puis « dette » ou « créance » de l’homme envers Dieu, et enfin la communauté qui se soumet à l’unique et permanente religion (la croyance en l’unicité divine) et aux lois divines (Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 740-741).
Une religion englobante
L’universitaire israélien Elie Barnavi en déduit qu’à l’instar du judaïsme, l’islam ne conçoit pas « la religion comme un domaine distinct des autres formes d’activité sociale car tous les deux constituent des systèmes totaux, façonnés dès l’origine par une relation particulière au sacré ». Il en tire ces remarques : « Ici [dans l’islam], pas d’Etat qui précède la “religion” comme dans le christianisme, mais une “religion” qui invente l’Etat pour en faire sa chose, qui se confond avec lui » ; « Ici, pas de partage entre deux “royaumes”, entre Dieu et César, entre la cité de Dieu et celle des hommes. D’emblée, Mahomet est prophète et chef de guerre, fondateur de religion et législateur, dirigeant d’une communauté de croyants (Oumma) qui est en même temps le premier Etat musulman. D’emblée, religion et empire ne font qu’un » (Les religions meurtrières, Flammarion, coll. Champs actuel, 2006, p. 25 et 99).
Cette confusion des genres justifie la définition proposée par le Père Henri Boulad, jésuite égyptien : « L’islam est un tout ». Depuis le début, « il se veut à la fois religion, Etat et société […]. Dans l’islam se mêlent indissolublement le sacré et le profane, le spirituel et le temporel, le religieux et le civil, le public et le privé ». Et, ajoute-t-il, « le gros problème, c’est que l’islam n’est pas qu’une religion : c’est un système global, globalisant ; total, totalisant, apte à devenir totalitaire » (Christophe Geffroy et Annie Laurent, L’islam, un danger pour l’Europe ?, Ed. La Nef, 2009, p. 78-79). On pourrait parler de consubstantialité entre religion et idéologie.
« Un communisme avec Dieu »
Ce système comporte en effet une particularité essentielle. Contrairement aux idéologies athées, l’islam mobilise la vertu de religion (sur ce point, cf. PFV n° 74). Ce qui a inspiré à l’orientaliste Maxime Rodinson, auteur d’une biographie de Mahomet (Ed. du Seuil, 1961) et de La fascination de l’islam (La Découverte, 1989), et lui-même marxiste, cette définition : « L’islam est un communisme avec Dieu ».
Autrement dit, écrit-il encore : « Il y a [dans l’islam] une similarité avec une idéologie politique laïque comme le communisme, pour laquelle l’application intégrale des recettes formulées par le fondateur doit mener à une société harmonieuse, sans exploitation ni oppression. Par contre, il n’y a pas d’idéologie similaire dans le christianisme : les intégristes chrétiens pensent que l’application intégrale des préceptes du Christ rendrait le monde bon et gentil, mais elle ne changerait pas forcément la structure de la société » (« Sur l’intégrisme islamique », Revue Mouvements, 2004/6 – n° 36, p. 72-76).
Dans un livre récent sur le salafisme (forme radicale de l’islam), Eric Delbecque, expert en sécurité intérieure, met en garde contre toute confusion entre les diverses formes de totalitarisme qui jalonnent l’Histoire. « L’islamisme n’est pas le fils spirituel du soviétisme agonisant : tout au contraire, il incarne une relève idéologique, une option qui transcende capitalisme/communisme. Le djihadisme n’a pas davantage de parenté avec les groupes gauchistes terroristes des années 1960, 1970 ou 1980. […] Inutile aussi de chercher derrière les “cavaliers sous la bannière du Prophète” des “Etats voyous”, l’Afghanistan des talibans, l’Irak et l’Iran qui joueraient le rôle de “l’axe du mal”, quasiment jumeau de l’“Axe” de 1940 (Allemagne, Italie, Japon) ». Pour cet auteur, « la continuité du mal, du nazisme au djihadisme, d’Hitler à Saddam Hussein en passant par Staline », observable dans la culture politique américaine, relève d’un fantasme (Les Silencieux, Plon, 2020, p. 209-210).
NB : par « Silencieux », l’auteur désigne le salafisme qui, dans sa version quiétiste représentée par le Tabligh, propage à bas bruit les idées islamistes.
II – TOTALITÉ ET UNIVERSALITÉ
La double dimension – religieuse et idéologique – conduit l’islam à se considérer comme « un messianisme triomphant pour ce monde et pour l’autre » (Jacques Jomier, Dieu et l’homme dans le Coran, Cerf, 1996, p. 193). Il s’agit de gagner sur terre (le butin, la victoire, la domination du monde, etc.) et dans l’Au-delà (le paradis, envisagé comme réalité dans le prolongement immédiat de l’ici-bas, donc dépourvu de toute perspective surnaturelle). Le Coran garantit d’ailleurs aux musulmans la victoire dès ici-bas.
- C’est nous [les musulmans] en vérité, qui hériterons de la terre et de tous ceux qui s’y trouvent (19, 40).
- C’est Lui [Allah] qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion, en dépit des polythéistes (9, 33).
- Ô vous qui croyez : si vous aidez Allah, Il vous secourra et il affermira vos pas (47, 4).
Quand État et religion ne font qu’un
Pour cela, la confusion entre la religion et le pouvoir politique est inévitable, ce qui explique l’absence du concept de laïcité, voire son rejet. De là résulte la confessionnalité qui caractérise l’organisation de l’État, quel que soit son régime, dans les pays dont la population est majoritairement musulmane. (Sur ce sujet, cf. A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 97-110).
Razika Adnani, philosophe et islamologue française d’origine algérienne, propose une explication pertinente de l’expression « l’islam est la religion de l’État », qui peut revêtir « deux sens différents mais très complémentaires ».
- « L’islam appartient à l’État. Celui-ci veille sur son organisation et intervient dans son champ comme une de ses institutions ».
- « L’État appartient à l’islam ». Cela signifie « que l’État respecte dans son fonctionnement les recommandations de l’islam».
R.Adnani en présente des traductions concrètes.
« L’État qui fait de l’islam une de ses institutions et intervient dans son champ le transforme en politique. Les imams devenant des fonctionnaires de l’État reçoivent leurs ordres de celui-ci. Ils n’expriment pas sincèrement et librement ce qu’ils pensent au sujet de la religion mais ce qui correspond aux exigences de l’Etat ».
« Quant à ceux ayant des ambitions politiques, ils affichent une appartenance à l’islam quand bien même ils n’ont aucune foi et cela uniquement pour réaliser leurs objectifs. D’autres le font pour ne pas être accusés de désobéissance à l’État, étant donné que sortir de la religion officielle de l’État ou en avoir une autre, ou même avoir un avis différent au sujet de la religion, peut être considéré comme s’opposer à l’État. Ainsi, la foi qui devrait être une conviction personnelle devient pour beaucoup un calcul politique, une obligation sociale et même une hypocrisie ».
L’auteur développe ensuite les conséquences sociales résultant de ces conceptions. « Un État déclarant appartenir à une religion particulière prend parti en faveur d’une religion, celle de l’État. Les individus n’ont par conséquent pas tous les mêmes chances d’exprimer et de vivre leurs convictions religieuses ou non religieuses. La religion de l’État, qui est celle d’une partie de la population, est promue et imposée à toute la population […]. En s’occupant de la vie religieuse des individus, ce qui ne relève pas de sa responsabilité, l’État disperse ses efforts mais aussi institue des inégalités, comme celles entre les hommes et les femmes, et de ce fait accepte des injustices alors qu’il est censé les combattre […]. La Constitution qui protège une religion ne peut garantir la liberté de conscience. Bien au contraire, elle donne à l’État et à la société un cadre juridique pour la piétiner ».
Tout cela montre que l’État et ses ressortissants sont otages de l’islam.
Islam et islamisme
Il est dès lors impossible d’opérer une distinction, voire une séparation, entre islam et islamisme, comme l’habitude s’en est répandue depuis plus d’un demi-siècle. Jusque-là, le mot « islamisme » servait à désigner la religion et la civilisation islamique confondues.
Selon la conception actuelle, le premier terme s’appliquerait à la dimension seulement religieuse de l’islam, tandis que le second viserait sa dimension exclusivement idéologique. Mais cette position ne rend pas compte de la réalité puisque ceux qui s’efforcent d’appliquer un programme conforme à la doctrine classique, fondée sur le Coran et la Sunna (Tradition mahométane), ne cessent d’invoquer Allah et de manifester publiquement leur piété. En fait, ils n’opèrent pas cette distinction dès lors qu’il s’agit pour eux de réaliser l’idéal islamique dans sa plénitude.
Si par respect pour les personnes, il ne convient pas d’enfermer indistinctement l’ensemble des musulmans dans l’idéologie inhérente à leur religion, la lucidité impose de reconnaître le lien originel et structurel qui unit les deux dimensions. La définition proposée par le Père Boulad est ainsi parfaitement recevable : « L’islamisme, c’est l’islam dans toute sa logique et sa rigueur. Il est présent dans l’islam comme le poussin dans l’œuf, comme le fruit dans la fleur, comme l’arbre dans la graine ».
Entre islam et islamisme, il y a donc une différence de degré mais pas de nature. Sur ce sujet, cf. A. Laurent, L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), éd. Artège, 2017, p. 53 à 70.
Trois exemples contemporains l’attestent : en 1979, Khomeyni institue la République islamique d’Iran ; en 1982, au Liban le Hezbollah se définit comme le Parti de la Résistance islamique ; en 2014, le califat autoproclamé en Irak et en Syrie prend le nom d’État islamique (Daech).
L’islamisme contre la République ?
L’islam ne privilégie aucune forme de régime politique et adopte les concepts d’État, de république ou de monarchie, sans accepter pour autant leur alignement sur les principes laïques. Ainsi, le Royaume d’Arabie-Séoudite s’est bâti sur le wahabisme, l’une des expressions les plus radicalement islamistes prévalant au sein de l’Oumma.
Dans le discours contre le « séparatisme islamiste » qu’il a prononcé le 2 octobre 2020 aux Mureaux (Yvelines) pour appeler les musulmans de France à un « réveil républicain », le président Emmanuel Macron a déclaré : « Wahabisme, salafisme, Frères musulmans, beaucoup de ces formes étaient au début d’ailleurs pacifiques pour certaines. Elles ont progressivement dégénéré dans leur expression. Elles se sont elles-mêmes radicalisées ».
Il n’est pourtant pas possible de dissocier ces idéologies de leurs enracinements et motivations religieux. « On saisit l’urgence de les comprendre dans leur lien avec une dynamique religieuse fondamentaliste », écrit E. Delbecque, regrettant que « l’intelligentsia française ne prenne pas la religion au sérieux » (op. cit., p. 78).
Ce que l’islamisme refuse (et plus largement l’islam) ce n’est pas tel ou tel type de régime. Pour ce qui est de la République française, il en récuse le contenu sécularisé, autrement dit l’absence de toute référence à une Transcendance et à une Loi divine.
Mais, par souci d’éviter tout amalgame, « on a prétendu que l’islamisme n’avait “rien à voir” avec l’islam […]. Le djihadisme s’abreuve pourtant de religion, conçue comme “manière d’être au monde, foi intime, croyance partagée”. Nous refusons de le voir. Pourquoi ? Par aveuglement persistant, refus obstiné d’admettre intellectuellement la croyance religieuse comme une “causalité spécifique”, et donc comme une puissance politique. La violence devrait nécessairement dériver de frustrations socio-économiques, éventuellement psychologiques, mais la foi, personne n’y croit » (Delbecque, op. cit., p. 79).
POUR CONCLURE
Il semble évident que la dimension religieuse, inscrite dans l’homme et revendiquée explicitement par l’islam, avec tout ce que cela comporte concernant la vie de l’âme et surtout les perspectives eschatologiques, lui confère une force spirituelle et une grande puissance d’attraction que n’ont pas les idéologies athées ou agnostiques (marxisme, nazisme, maoïsme, laïcisme) à cause de l’aliénation radicale de l’être humain qu’elles supposent.
Dès lors, l’aliénation inhérente à l’islam n’est-elle pas plus grave encore ?
Annie Laurent
Déléguée générale de CLARIFIER