Dès le début de son pontificat, Benoît XVI a réitéré l’engagement de l’Eglise en faveur du dialogue interreligieux avec les musulmans. Il ne s’agit pas d’« un choix passager » mais d’« une nécessité vitale » pour l’avenir de l’humanité, a-t-il assuré aux représentants de l’islam qu’il rencontrait à Cologne le 20 août 2005.
En même temps, le pape a recommandé un « dialogue authentique ». L’adjectif « authentique » renvoie au principe de la vérité, auquel le Saint-Père tient beaucoup. Il estime que toute rencontre entre chrétiens et musulmans, pour être vraie, bien que s’appuyant sur les points concordants, ne doit cependant pas nier les divergences doctrinales et céder à la facilité de l’indifférentisme religieux. Elle ne doit pas non plus, au risque d’attitudes iréniques, écarter les questions qui dérangent, surtout lorsqu’elles rendent difficile la coexistence. Enfin, elle ne doit impliquer aucun renoncement aux exigences morales appropriées au bien de toute personne humaine. Benoît XVI voulait ainsi en finir avec la pratique trop souvent complaisante du dialogue qui prévalait jusque-là, selon une interprétation dévoyée de Vatican II.
Les conditions émises par le pape ne peuvent toutefois être remplies que si chacun se sent intérieurement libre et ne s’enferme pas dans un système, fût-il religieux. On comprend alors l’insistance de Benoît XVI à rappeler deux impératifs, le lien entre foi et raison et le respect de la liberté religieuse. Le premier est au cœur de la conférence qu’il a prononcée à Ratisbonne le 12 septembre 2006. Mettant en garde contre le recours à la violence justifié au nom d’une prétendue volonté divine, qui transforme alors celle-ci en idole, le pape appuie son raisonnement sur une situation empruntée à certaines méthodes coercitives en vigueur dans l’Islam pour se répandre. Il cite pour cela un échange entre l’empereur byzantin Manuel II Paléologue et un érudit perse (1391) au cours duquel le premier dit au second : « Dieu ne prend pas plaisir au sang et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu ». Bien que le pape ait pris le soin de se distancier personnellement de cette affirmation, celle-ci a provoqué au sein du monde islamique des réactions irrationnelles, assorties de violences anti-chrétiennes, qui, au demeurant, en illustraient la pertinence.
En fait, c’est un réel défi que Benoît XVI a lancé aux musulmans contemporains et certains, parmi leurs élites, l’ont bien compris, comme en témoignent les lettres ouvertes et non polémiques que 38 puis 138 d’entre eux lui ont adressées les 13 octobre 2006 et 13 octobre 2007, la seconde ayant pour titre : « Une parole commune entre vous et nous ». Cette dernière a été suivie d’un séminaire qui s’est tenu au Vatican du 4 au 6 novembre 2008 sur le thème « Amour de Dieu et amour du prochain », au terme duquel les 60 participants, moitié catholiques, moitié musulmans, ont pris des engagements concrets tels que celui-ci : « Nous professons que catholiques et musulmans sont appelés à être des instruments d’amour et d’harmonie parmi les croyants, et pour l’humanité entière, en renonçant à toute oppression, toute violence agressive, tout terrorisme, spécialement lorsqu’il est commis au nom de la religion, et en mettant en avant le principe de la justice pour tous ».
Le pape a persévéré dans son invitation à bannir toute interprétation idéologique de la religion, ce qui est le cas des régimes et militants islamistes. Lors de ses voyages en Turquie (28 novembre 2006), lequel devait atténuer l’impact négatif des propos de Ratisbonne, puis en Jordanie et Terre Sainte (8-15 mai 2009) et enfin au Liban (14-16 septembre 2012), Benoît XVI a attiré l’attention de ses hôtes musulmans sur les dangers d’une conception religieuse du pouvoir politique, celle-ci entraînant inévitablement des injustices envers les ressortissants d’une même nation qui ne professent pas la religion dominante. Il pensait évidemment aux chrétiens citoyens de pays où l’islam est religion d’Etat. Sans relâche et partout, il a plaidé pour qu’ils soient totalement libres de pratiquer leur culte, respectés dans leur identité et leurs droits et appréciés pour leur contribution bénéfique aux sociétés dont ils sont « membres à plein titre ».
Au cours du Synode spécial des Évêques sur le Moyen-Orient, qu’il a convoqué à Rome du 10 au 24 octobre 2010, Benoît XVI a entendu les souffrances exprimées par les patriarches, cardinaux, évêques, prêtres, religieux et laïcs venus des pays arabes, d’Iran, de Turquie et d’Israël. Ayant participé à cette assemblée en tant qu’experte, j’ai été particulièrement frappée par les paroles que le pape a prononcées lors d’une méditation du Psaume 81 (v. 6-7) et de sa vision prophétique relative à la chute inéluctable des faux dieux (capitaux sauvages, drogue, idéologies) « qui réduisent l’homme en esclavage » et dont « le pouvoir destructeur menace le monde ». Il a émis ce commentaire : « Pensons ensuite au pouvoir des idéologies terroristes. La violence est apparemment pratiquée au nom de Dieu, mais ce n’est pas Dieu : ce sont de fausses divinités qui doivent être démasquées, qui ne sont pas Dieu ». Il était difficile de ne pas y voir une allusion à certaines méthodes propres à l’Islam qui, si l’on suit le Saint-Père, sont donc vouées à l’échec.
Par son insistance à réclamer la justice, le pape a toujours – mais volontairement – couru le risque d’être incompris. Réagissant au discours prononcé le 10 janvier 2011 devant le corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège à l’occasion des vœux de Nouvel An, au cours duquel il a demandé à plusieurs États musulmans, dont l’Egypte, d’assurer la sécurité de leurs citoyens chrétiens, victimes, jusque dans leurs églises, de violences impunies, l’Université sunnite d’El-Azhar, au Caire, a rompu les relations instituées depuis 1998 avec le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Bien que réputé modéré, le grand imam de cette influente institution, Ahmed El-Tayyeb, a toujours refusé de revenir sur sa décision.
Il reste qu’en interpellant les musulmans sur des sujets aussi sensibles, le pape leur a montré qu’il les considère comme des adultes capables de réflexion et de responsabilité, tout en les orientant vers une maturité qui doit aller jusqu’au respect total de la liberté de conscience. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le baptême que Benoît XVI conféra publiquement à un Egyptien ex-musulman, Magdi-Christiano Allam, au cours de la veillée pascale 2008. Ce geste provoquant, mais libre et courageux, a constitué un message d’une grande vérité à l’adresse du monde islamique.
Mais les appels adressés aux musulmans sur tous ces aspects essentiels ne peuvent convaincre ces derniers s’ils ne voient pas les chrétiens s’appliquer à vivre de manière exemplaire, voire héroïque, les exigences de leur foi et de leurs principes. C’est pourquoi, dans l’exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente qu’il a remise aux responsables catholiques de tout le Proche-Orient lors de sa visite à Beyrouth, Benoît XVI insiste avec fermeté sur la qualité de leur témoignage.
Pour l’avenir, il faut peut-être compter avec l’impression profonde qu’aura laissé, dans le cœur des nombreux musulmans qui l’ont vu et entendu, le message de paix véritable délivré par Benoît XVI dans une attitude de douceur, de bienveillance, de simplicité et d’humilité qui reflète la qualité de son intimité avec le Christ et sa confiance en Dieu.
Annie Laurent
TEXTE PARU DANS LE LIVRE BENOÎT XVI, UN PONTIFICAT DE LA JOIE (éditions Artège, 2013).