L’islam est-il seulement une religion comme on l’affirme souvent, ou bien est-il plutôt une idéologie ? Il est difficile de ne pas associer les deux dimensions. Dans la dernière Petite Feuille verte (n° 55),  Annie Laurent expliquait les spécificités de l’islam comme religion. Cette Petite Feuille verte n° 56 expose en quoi l’islam est aussi – et inséparablement – une idéologie, concept d’ailleurs revendiqué et assumé par bien des musulmans, tandis que d’autres reconnaissent cette spécificité tout en la critiquant.

 


PFV n°56 :L’ISLAM N’EST-IL QU’UNE RELIGION?(suite)

 Pour le philosophe Patrice Guillamaud, la prétention de l’islam à purifier le monothéisme trinitaire à travers le dogme de l’unicité divine en fait une religion du ressentiment dogmatique, de la régression et de l’orgueil face à la puissance créatrice du christianisme, ce qui se traduit notamment par une conception paroxystique de la puissance (Le sens de l’islam, éd. Kimé, p. 122-123).

Il faut sans doute voir dans ce constat les fondements de l’islam idéologique, lequel revêt plusieurs facettes.

 

II – L’ISLAM COMME IDÉOLOGIE

L’islam est aussi « un système juridique », écrit Rémi Brague (Sur la religion, Flammarion, p. 40), faisant ici allusion à l’importance du rôle de la loi (la charia) puisque celle-ci, sensée émaner directement d’Allah et/ou de Mahomet, englobe tous les aspects de la vie publique et privée, parfois jusque dans les moindres détails (nourriture, habillement, comportement de chacun, etc.). L’auteur rappelle d’ailleurs qu’au Moyen Age, saint Thomas d’Aquin désignait volontiers l’islam comme étant la « loi des Sarrazins ».

Islam et politique

 Contrairement à une idée répandue, selon laquelle l’islam serait indistinctement « religion et régime politique » (dîn wa-dawla), R. Brague montre que cette formule, adoptée par le mouvement islamiste des Frères musulmans, fondé en Egypte en 1928, ne se réfère qu’à une situation éphémère : les dix années (622-632) durant lesquelles une seule et même personnalité, Mahomet, a détenu à la fois les pouvoirs temporel et religieux. Autrement dit, « le principat et le pontificat », selon la formule d’Abdelwahab Meddeb (1946-2014). Même si ce précédent nourrit la nostalgie des djihadistes actuels, ceux-ci ne peuvent se référer à aucun texte sacré de l’islam (Coran, Sunna, Sîra) pour imposer une forme particulière de régime (monarchie, république, dictature, démocratie), le califat lui-même, institué par les successeurs de Mahomet, n’ayant été qu’une sorte de décalque des empires orientaux et européens.

En revanche, l’islam est une religion vouée au service d’un projet politique universel : soumettre le monde entier à Allah et à sa Loi.

  • N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur insouciant envers notre Rappel « de la vraie religion » (Coran 18, 28) ;
  • L’islam domine et ne saurait être dominé (sentence de Mahomet, contenue dans la Sunna).

De là résulte la confessionnalité qui caractérise l’organisation de l’Etat, quelle qu’en soit la forme, dans tout pays où les musulmans sont majoritaires, à l’exception du Liban (sur ces sujets, cf. Annie Laurent, L’Islam, éd. Artège, 2017, p. 85-86 ; Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 97-110).

Quel messianisme?

L’islam est un messianisme temporel et non pas spirituel. Cette conception résulte de l’absence de salut : le Coran occulte le péché originel et ses conséquences néfastes sur le dessein initial de Dieu, sur toute la création, et donc la nécessité d’une rédemption.

La victoire doit advenir dès ici-bas.

  • C’est nous [les musulmans] en vérité, qui hériterons de la terre et de tous ceux qui s’y trouvent(19, 40).

Le triomphe est d’ailleurs garanti par Allah.

  • C’est Lui [Allah] qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion, en dépit des polythéistes (9, 33).

L’islam légitime tous les moyens pour atteindre ce but. Et tous ceux qui œuvrent à cette fin, notamment par le djihad, seront gagnants également dans l’Au-delà.

  • Il [Allah] ne rendra pas vaines les actions de ceux qui sont tués dans le chemin d’Allah (47, 4).

Foi et liberté

Pour l’Eglise catholique, la foi est inséparable de la liberté de religion et de conscience. « La foi est d’abord une adhésion personnelle de l’homme à Dieu ; elle est en même temps, et inséparablement, l’assentiment libre à toute la vérité que Dieu a révélée » (Dominus Iesus, 2000, n° 7).

Quant à l’islam, il enferme l’homme dans une prédestination.

  • L’islam est la religion naturelle de l’être humain. Rien ne saurait justifier un changement de religion (Déclaration des droits de l’homme dans l’islam, approuvée en 1990 par l’Organisation de la Coopération islamique, art. 10).

Symptomatique de cette conception, fin 2017, le Parlement égyptien a annoncé l’examen d’un projet de loi visant à criminaliser l’athéisme (La Croix, 12 janvier 2018).

En fait, la liberté du musulman dépend étroitement de son appartenance à l’Oumma, la communauté des « vrais » croyants, qui prévaut sur lui et le prend en charge (cf. A. Laurent, L’Islam, Artège, p. 97). Dans un livre engagé, Lydia Guirous, musulmane française d’origine algérienne, proteste contre ce système :

Je ne reconnais pas l’Oumma, je refuse son aliénation et je rejette la privation de liberté qu’elle sous-tend » (« Ça n’a rien à voir avec l’islam » ?, éd. Plon, 2017, p. 30).

La dimension idéologique est donc consubstantielle à l’islam. Elle est inscrite dans ses textes sacrés qui mêlent sans ordre le temporel et le spirituel. D’où les influences réciproques qu’ils peuvent exercer l’un sur l’autre et l’emprise de l’islam sur les consciences. Ce qui, paradoxalement, répond au même principe de fonctionnement que les idéologies athées qui avancent sur les consciences en se présentant comme des messianismes mondains, en une eschatologie immanente, les fameux « lendemains qui chantent ». D’où aussi l’ambiguïté qui consiste à séparer islam et islamisme (cf. A. Laurent, L’Islam, op. cit., p. 53).

Sortir de l’idéologie

Il arrive pourtant que des intellectuels musulmans, sans renier leurs croyances religieuses et tout en attestant la réalité de ce lien, s’exercent à dégager l’islam de son emprise idéologique.

Voici quelques exemples datant du XXème siècle. Ali Abderraziq (1888-1966), universitaire égyptien, auteur de L’islam et les fondements du pouvoir (Le Caire, 1925 ; traduction française, éd. La Découverte, 1994) ; Mahmoud Taha (1909-1985), philosophe soudanais, auteur de Le second message de l’islam, dans lequel il préconisait de ne retenir du Coran que les aspects spirituels et moraux (il a été condamné à mort et pendu à Khartoum) ; sa thèse a été reprise par Abdelmajid Charfi, universitaire tunisien, dans L’islam entre le message et l’histoire (Albin Michel, 2004) ; Nasr Abou Zeid (1943-2010), universitaire égyptien, auteur de Critique du discours religieux (traduction française, Sindbad, 1999), qui entraîna sa condamnation pour apostasie et le contraignit à l’exil.

Voici aussi quelques prises de position d’auteurs musulmans contemporains.

Boualem Sansal, écrivain algérien.

L’islamisme est une doctrine totalitaire, il ne vise pas que la prise de pouvoir, il entend transformer le monde et le soumettre définitivement à la charia. Il est d’autant plus dangereux qu’il puise sa raison d’être et ses arguments dans un livre, le Coran, que les musulmans, unanimement, considèrent comme étant la parole de Dieu, indiscutable et éternelle. Comment pourrions-nous donc contrer l’islamisme sans nous voir accusés de porter atteinte au Coran et indigner toute l’Oumma ? C’est en ce sens que le problème est un défi redoutable pour nous. Les islamistes le savent et en font le coeur de leur stratégie de conquête » (La Nef, n° 297, novembre 2017). Cf. aussi de cet auteur Gouverner au nom d’Allah, Gallimard, 2013.

Hamed Abdel-Samad, universitaire égyptien, réfugié en Allemagne, Le fascisme islamique, Grasset, 2014.

On ne peut pas séparer le phénomène islamiste de l’islam car le virus du djihad puise sa force explosive dans l’enseignement et l’histoire de l’islam. Ce ne sont pas les islamistes modernes qui ont inventé le concept de djihad, c’est le prophète Mahomet » (p. 127).

 

L’islamisme demeure la proposition la plus forte de l’islam car il renferme la raison d’être de cette religion. Il renferme une promesse sacrée. […] Dès le départ, l’islam a été politique » (p. 229).

 

Si l’on veut établir une distinction entre islam et islamisme, on doit soit condamner Mahomet, soit au moins concéder qu’un tel homme n’a pas la légitimité de servir de modèle à l’individu moderne. L’intangibilité du Coran et du Prophète constitue le fond du problème de l’islam» (p. 230).

 

Pourquoi parler d’abus quand on trouve dans le Coran deux cent six passages faisant l’apologie de la violence et de la guerre ? » (p. 231).

Lydia Guirous, écrivain franco-algérienne.

Ne nous leurrons pas, l’islamisme n’est pas une déviance sectaire. Ce n’est malheureusement rien d’autre que l’islam dans sa lecture violente et politique, un islam radicalisé qui prend sa source dans le Coran, et en est une partie intégrante. On ne peut l’isoler de la religion musulmane et faire semblant de croire qu’il concerne seulement des groupuscules fanatisés, des terroristes isolés, une secte en pleine dérive » (p. 11).

 

La distinction entre islam et islamisme est de plus en plus ténue… et nous le savons… car les textes sacrés contiennent les germes de ce dogme mortifère » (p. 25).

Pour cet auteur,

 L’islamisme n’est rien d’autre qu’un projet totalitaire ».

Elle relève des similitudes entre islamisme et nazisme : le culte de la pureté, la propagande, l’anéantissement de la culture non autorisée, les autodafés, la violence, l’embrigadement de la jeunesse, le projet génocidaire, la liquidation de l’opposition politique.

 L’islamisme substitue à la “pureté de la race” “la pureté de la religion”. Si sa quête n’est pas celle d’une ethnie “aryenne”, elle vise à créer et façonner un musulman fidèle à l’islam “des compagnons du Prophète”, un “musulman pur” » (p. 42-45).

Mohamed Louizi, ingénieur français. Déjà auteur de Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans (Michalon, 2016), il vient de publier Plaidoyer pour un islam apolitique (Michalon, 2017). Il y préconise « un droit d’inventaire, sans concessions » des textes sacrés dont il revisite la genèse en recourant à la critique scientifique, remettant même en cause la tradition selon laquelle Mahomet aurait été illettré, croyance destinée à prouver qu’Allah est le seul auteur du Coran.

L’islam, une idéologie religieuse ou une religion idéologique ? Quelle que soit la formule retenue, il semble évident que l’on est en présence d’un système totalisant apte à devenir totalitaire.

Pour conclure

 Les actes djihadistes commis au nom de l’islam sont généralement compris comme l’expression d’une radicalisation de la religion. Patrice Guillamaud s’élève contre cette définition.

La radicalisation n’est pas dans la violence en tant que telle mais dans la religiosité elle-même. La violence n’est ainsi rien d’autre que la forme exacerbée, hypertrophiée ou pervertie de cette radicalité essentielle ou de cette aspiration essentielle à la radicalité. Ce n’est donc nullement en condamnant la radicalité que l’on peut combattre la violence puisque la radicalité est le moteur dynamique, elle-même constitutive d’un aspect essentiel de l’humanité » (op. cit., p. 26-27).

Faut-il, dès lors, suivre le vœu récemment émis par la chroniqueuse Natacha Polony ?

Il appartient aux sociétés européennes d’enfin comprendre l’enjeu et de réaffirmer leur modèle de civilisation, fait de sécularisation de la société et de valeurs d’émancipation. Mais il appartient à l’islam d’opérer une réforme de l’ampleur de celle de Vatican II, pour enfin nettoyer le Coran de tous les éléments qui peuvent permettre aux intégristes de se présenter comme les seuls véritables musulmans » (Le Figaro 24-25 mars 2018).

L’auteur de ces phrases ignore sans doute que l’islam méprise la sécularisation et l’émancipation car elles lui semblent contraires à la religion et à l’ordonnancement des rapports humains voulu par Allah. Elle ignore aussi que le concile Vatican II n’avait pas pour objectif de « nettoyer » l’Evangile et les textes du Magistère antérieur de quoi que ce soit, mais qu’il voulait actualiser la manière de vivre la foi, ce qui n’implique aucune réforme comme celle qu’elle espère des musulmans.

 

Annie Laurent

 


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