Article paru dans La Nef, n° 296, Octobre 2017.
Le concept de laïcité
est au cœur d’un profond malentendu entre les cultures occidentale et islamique. D’où la grave question qui en résulte : l’implantation croissante sur le Vieux Continent de populations musulmanes à l’identité religieuse de plus en plus affirmée et revendicative peut-elle s’accorder avec la sécularisation qui caractérise aujourd’hui les Européens de souche ? Pour y répondre, il convient de rappeler quelques éléments fondamentaux relatifs à l’organisation de la Cité ainsi qu’au statut de l’homme en islam et de les mettre en parallèle avec les critères propres à l’Occident.
Selon sa doctrine classique,
l’islam se définit comme un tout : religion, société, Etat. Ces trois dimensions, inséparables entre elles, lui sont donc connaturelles ou consubstantielles, d’où l’imbrication entre les domaines temporel et spirituel. Considéré comme la Parole d’Allah incréée, matérialisée en un Livre et enseignant la « religion vraie » destinée à « prévaloir sur toute autre religion » (cf. 9, 33 ; 48, 28 ; 61, 9), le Coran confère à cette conception un caractère sacré, intangible et immuable, ainsi qu’une valeur normative.
Deux références scripturaires fondent cette conception.
L’une est un ordre divin : « N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur insouciant envers Notre Rappel [de la vraie religion] » (Coran 18, 28) ; l’autre reprend une sentence de Mahomet retenue dans la Sunna (Tradition « prophétique ») : « L’islam domine et ne saurait être dominé ». Si bien que, sans être obligatoirement théocratique, c’est-à-dire détenu par des clercs (1), le régime politique ne peut en principe être que confessionnel. Un pays dont la population est entièrement ou majoritairement musulmane doit donc être gouverné par un Etat formaté par l’islam. Celui-ci ne peut pas être neutre, comme le rappelait au début de la guerre du Liban un dignitaire sunnite, Hussein Kouatly, directeur général de Dar el-Fatwa (siège du mufti de la République), dans un article du quotidien beyrouthin El-Safir (18 septembre 1976), en réponse à des chrétiens qui préconisaient l’adoption de la laïcité comme moyen de rétablir la paix civile.
Le musulman au Liban, en principe, ne peut être qu’engagé par les obligations de l’islam dont fait partie la création de l’Etat islamique […]. La laïcité représente une façon de coincer (sic) les musulmans parce qu’elle signifie la séparation de la religion et de l’Etat alors que l’islam est un régime total, c’est-à-dire religion et Etat » (2).
Cette doctrine refait surface dans la Turquie d’Erdogan. Elle est aussi celle du chiisme, Khomeyni l’ayant réhabilitée en Iran lors de la révolution de 1979 (3).
Et elle est prônée en Europe par des intellectuels musulmans, parmi lesquels le Suisse Tariq Ramadan, l’un des plus écoutés sur le Vieux Continent. Dans son livre Islam, le face-à-face des civilisations (4), il explique que l’ensemble des éléments inhérents à la vie des musulmans, au niveau public comme au niveau privé, et même intime (du culte à la politique, des relations humaines à l’hygiène, du travail à la guerre, du repas à l’acte sexuel, etc.), est revêtu de sacralité, ce qui ôte toute légitimité au profane et exclut la privatisation des croyances religieuses.
Ceux qui ont la charge de l’Etat doivent donc, sous peine de passer pour des musulmans impies, veiller à ce que le mode de gouvernement, le système législatif et les mœurs se conforment à la charia (loi islamique). Celle-ci s’impose car elle émane d’un Dieu qui, en tant que Législateur suprême, définit une fois pour toutes, ne varietur, le licite (halal) et l’illicite (haram), ne laissant que très peu d’espace à l’autonomie de la conscience et à l’adaptation. Et, en cas de lacune dans le Coran, Mahomet, le « beau modèle » (33, 21) à qui il convient d’obéir comme à Allah (8, 1), y supplée par l’exemple de son propre comportement et ses préceptes réunis dans la Sunna, deuxième source du droit.
La loi coranique
ne cherche pas d’abord ce qui convient à l’homme mais ce qui plaît à Allah, qui se réserve même le droit de perdre certaines de ses créatures. « Il égare qui Il veut, Il dirige qui Il veut » (16, 93). Ainsi, le musulman n’est pas sujet de droits fondamentaux attachés à sa nature, même si Allah, dans sa souveraineté absolue et sa condescendance, lui en octroie certains. Il a d’ailleurs plus de devoirs et d’obligations que de droits. Ceux-ci ne découlent pas de sa dignité d’être raisonnable, libre et responsable ; ils relèvent de l’arbitraire divin. D’où l’inexistence du concept de « loi naturelle ». Ce qui explique la réserve des Etats islamiques face aux principes universels relatifs aux « droits de l’homme ». Même s’ils ont ratifié la Déclaration de 1948 et les textes subséquents adoptés par l’ONU, la plupart des signataires n’ont pas accordé leurs législations avec les principes énoncés dans ces documents lorsqu’ils sont incompatibles avec la charia. Ils ont d’ailleurs publié leurs propres chartes.
Ainsi, la « Déclaration des droits de l’homme dans l’islam », approuvée en 1990 par l’Organisation de la Coopération islamique (OCI), qui compte 57 Etats, énonce que « la charia est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration » (art. 25). Or, la charia prescrit des peines infamantes et humiliantes contraires à la dignité de l’homme, telles que l’amputation de la main et du pied du voleur (Coran 5, 38) et instaure diverses inégalités : l’homme supérieur à la femme (4, 34), le musulman au non-musulman (3, 110). Le document de l’OCI exclut aussi la liberté de conscience, donc le droit de renoncer à l’islam, au motif que ce dernier « est la religion naturelle de l’homme » (art. 10).
L’élaboration de la loi échappe donc à la délibération humaine.
Un débat actuel illustre cette situation. Le 20 août dernier, l’Université égyptienne El-Azhar, qui entend s’attribuer le principal rôle magistériel dans le sunnisme, a protesté contre l’annonce faite une semaine auparavant par le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, de son intention de supprimer l’inégalité entre sexes concernant l’héritage telle qu’elle est prescrite dans le Coran (la fille a droit à la moitié de la part du garçon, 4, 11). El-Azhar a affirmé sa volonté de « continuer à faire son devoir de transmettre le jugement de Dieu à tous les musulmans à travers le monde » (5).
Totalisant, l’islam est donc apte à engendrer des systèmes totalitaires.
C’est pourquoi on peut le définir comme une idéologie qui soumet ses fidèles. Le mot mouslim (musulman) signifie d’ailleurs « soumis », conformément à l’enseignement coranique. « Il [Allah] vous a nommés les soumis » (22, 78) ; « La religion, aux yeux d’Allah, est vraiment la soumission » (3, 19). Mais si, comme sous la domination des idéologies athées, dans l’islam l’homme n’est pas libre, asservi qu’il est à une Transcendance qui exclut toute proximité de Dieu avec sa créature humaine, la dimension religieuse de cette idéologie lui confère une supériorité qui peut la rendre non seulement supportable mais aussi désirable. Après tout, l’islam prend l’âme en compte et promet au musulman les félicités éternelles. C’est quand même mieux qu’une vie terrestre sans perspective eschatologique.
Or, telle est la situation que les musulmans rencontrent aujourd’hui dans un Occident profondément marqué par l’athéisme, pratique ou assumé – si souvent déploré par saint Jean-Paul II -, et ses conséquences pour les personnes et les sociétés : indifférentisme et relativisme doctrinal, individualisme, hédonisme, matérialisme, libéralisme débridé, mépris de la nature et de ses lois, etc. Tout cela au nom d’une absolutisation des droits de l’homme qui, rejetant la saine anthropologie et bafouant la dignité humaine, concepts bibliques par excellence, impose une conception dévoyée de la liberté.
Dans un tel contexte, la laïcité a perdu son sens véritable fort bien résumé par Benoît XVI par la formule « unité-distinction » (6). Transformée en laïcisme, elle devient une idéologie totalitaire qui n’a finalement aucune réponse libératrice à l’idéologie islamique.
Annie Laurent
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- Si, en l’absence de transmission de la grâce par les sacrements, il n’y a pas de sacerdoce en islam, en revanche, il y a des hommes chargés de fonctions cléricales (imams, muftis, ayatollahs, etc.).
- Cité par A. Laurent et A. Basbous, Guerres secrètes au Liban, Gallimard, 1987, p. 40-41.
- Pierre-Jean Luizard, Histoire politique du clergé chiite, XVIIIè-XXIè siècle, Fayard, 2014.
- Tawhid, Lyon, 1995.
- La Croix, 25 août 2017.
- Exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente, 2012, 29.