Voir aussi:Syrie ça suffit! ICI
Les faits
Le 15 mars 2011, la Syrie est entré dans le cycle des contestations qui affecte le monde arabe depuis décembre 2010. Dès le début des manifestations, j’ai été frappée par l’attitude des dirigeants occidentaux.
Ceux-ci semblaient persuadés que le président Bachar El-Assad allait connaître sans tarder le sort des dictateurs Ben Ali et Moubarak dont la chute était survenue moins d’un mois après les premières manifestations en Tunisie et en Egypte.
Prise de position des Occidentaux
Confortés par ces précédents, les Occidentaux ont tout de suite pris position pour le départ du chef de l’Etat syrien, se rangeant en même temps du côté des seuls opposants auxquels allaient vite se joindre des rebelles armés et des militants islamistes. Puisqu’on estimait que l’avènement de la démocratie ne pouvait passer que par un changement de régime, aucune médiation n’a été tentée pour favoriser un dialogue national en vue des réformes politiques que les Syriens étaient légitimement en droit d’attendre.
Le mot d’ordre quasi unanime des responsables politiques occidentaux était donc : la solution ne viendra que de la chute d’Assad ou de son renoncement au pouvoir.
Quant aux élites intellectuelles et médiatiques, emballées par ce qu’il était convenu d’appeler le « Printemps arabe », elles se sont alignées sur ces positions. Une information unilatérale et manichéenne s’en est suivie et elle perdure encore largement, même si un certain réalisme a commencé à poindre dans l’analyse des événements et l’évaluation des perspectives d’avenir.
Comment expliquer ces positions ?
Je vois trois réponses possibles :
- L’ignorance, l’oubli ou la négligence des spécificités propres à la Syrie, à son histoire, à son identité et aux fondements de son système politique ;
- Un aveuglement idéologique qui tend à considérer la démocratie laïque comme système socio-politique universel valable pour toutes les cultures ;
- La poursuite non avouée d’objectifs stratégiques, tels que le contrôle des richesses minérales et énergétiques ou la balkanisation du Proche-Orient.
Quoi qu’il en soit, la précipitation des Occidentaux a, à mon avis, largement contribué à une confessionnalisation du conflit qui était en germe dès le début.
Les développements internes se sont accompagnés d’implications étrangères qui sont dangereuses pour l’équilibre régional et même international.
C’est l’attitude de la France qui m’a le plus étonnée, compte tenu des liens très anciens et étroits qu’elle entretient avec la Syrie. Ne l’a-t-elle pas portée sur les fonds baptismaux dans sa forme moderne ?
A cause de cela, je n’hésiterai pas à qualifier la politique française de fautive.
Mon jugement est partagé par un élu syrien, Boutros Merjaneh, député indépendant d’Alep. De passage à Paris en octobre 2012, il déclarait :
« Je pense que ni l’ancien ni le nouveau gouvernement français n’ont bien étudié ce qui se déroule en Syrie depuis le début du conflit en mars 2011. Ils ont cru que la situation était comparable à celle de la Tunisie, de l’Egypte ou de la Libye. C’était faux. Ils ont gravement sous-estimé la capacité du régime à survivre. Paris aurait dû appuyer davantage les réformes qui allaient dans le sens du pluralisme faites par Bachar El-Assad avant que la guerre éclate. Une grande partie du peuple syrien le soutenait dans ces efforts-là. Au lieu de cela, la France a coupé les relations diplomatiques, fermé l’ambassade et commencé à soutenir de facto l’opposition, dont l’Armée syrienne libre » (1).
On peut rattacher à ces propos la position exprimée par le patriarche des maronites, Mgr Béchara Boutros Raï (créé cardinal par le pape Benoît XVI en novembre dernier), lors de la visite officielle qu’il effectua à Paris en septembre 2011.
Le patriarche fit alors part aux autorités françaises de ses craintes concernant l’avenir de la Syrie. Il décrivit trois scénarios possibles :
- l’avènement d’une dictature pire que l’actuelle parce que fondée sur une religion ;
- le chaos et la guerre civile ;
- le démembrement du pays en entités confessionnelles en conflit permanent entre elles.
Son discours, pourtant prémonitoire, a été très mal accueilli. On a même vu l’ambassadeur de France à Beyrouth, Denis Pietton, les dénoncer sur place par ces mots :
« Nous avons été surpris et déçus par les déclarations du patriarche » ! (2).
Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, le bilan est effrayant : au moins 40 000 tués, des centaines de milliers de blessés, plus de 400 000 personnes réfugiées dans les pays voisins (Liban, Jordanie, Irak et Turquie).
La situation semble sans issue. A l’intérieur, les positions se radicalisent ; il en est de même pour les Etats du Proche-Orient impliqués dans cette crise. Au niveau international, la Russie et la Chine continuent de soutenir Bachar El-Assad, tandis que l’Occident persiste dans son erreur de départ et s’enfonce dans le flou et l’impuissance.
Avant d’envisager des solutions, il faut faire l’effort de saisir les causes et les enjeux de ce conflit. Pour cela, il convient de prendre en considération la réalité syrienne dans toutes ses dimensions. C’est ce que je vais m’efforcer de faire. Je vous propose un plan en deux parties :
I – L’identité syrienne ;
II – La Syrie au cœur de la grande discorde (Fitna) entre sunnites et chiites.
Je conclurai en esquissant des perspectives pour l’avenir.
I – L’IDENTITÉ SYRIENNE
1°/ La Syrie est-elle une nation ?
Si les révoltes qui ont éclaté en Tunisie et en Egypte ont si vite entraîné la chute des régimes antérieurs, c’est notamment parce que ces deux pays sont bien identifiés en tant que nations.
Dans le premier, le principal élément identitaire constitutif est l’islam. Depuis la conquête arabo-musulmane du VIIème siècle, qui a conduit à l’éradication totale du christianisme, la Tunisie se définit comme musulmane. Après l’intermède du califat chiite fatimide (906-1051), elle a opté pour l’islam sunnite et l’a conservé jusqu’à présent.
Quant à l’Egypte, son islamisation n’a pas entraîné la disparition totale du christianisme qui y était présent depuis l’époque apostolique puisque la tradition attribue à saint Marc la fondation de l’Eglise d’Alexandrie. Ce pays d’environ 80 millions d’habitants majoritairement musulmans sunnites comporte une proportion importante de chrétiens, coptes pour la plupart. Avec les musulmans, ils partagent une origine ethnique commune, qui remonte à l’époque pharaonique. Quelle que soit leur religion, et malgré leur arabisation, les Egyptiens se reconnaissent comme faisant partie d’un seul et même peuple très attaché à ses particularismes. Le traitement inégalitaire imposé aux chrétiens n’entache pas cette conscience nationale.
Pour sa part, la Syrie actuelle ne résulte pas d’une tradition nationale unitaire. De ce point de vue, sa situation est comparable à celle de l’Irak.
Peuplé de 23 millions d’habitants, la Syrie est une mosaïque ethnique et confessionnelle. Si la plupart des Syriens sont des Arabes, il y a aussi des Kurdes, des Tcherkesses, des Turkmènes, des Araméens et des Arméniens. Sur le plan religieux, les musulmans sunnites sont majoritaires (78 %) ; ils cohabitent avec les adeptes du chiisme et de doctrines islamiques hétérodoxes (alaouites, druzes, ismaéliens) et des juifs, qui représentent ensemble 12 % de la population.
Les chrétiens représentent 10 %. Ils relèvent de onze dénominations (catholiques, orthodoxes, protestants), les fidèles de l’Eglise grecque-orthodoxe d’Antioche, dont le siège patriarcal est à Damas, étant les plus nombreux.
Quant à l’Etat, il est monopolisé par la minorité alaouite qui s’appuie sur un parti unique et sur l’armée.
Le fait que des membres d’autres communautés, y compris des personnalités sunnites, soient associées ce régime n’enlève rien à une réalité trop mal perçue en Occident : contrairement à ce qui s’est passé à Tunis et au Caire avec Ben Ali et Moubarak, le président syrien Bachar El-Assad livre moins un combat personnel que communautaire. La survie collective des alaouites constitue l’enjeu principal de sa détermination à conserver le pouvoir. Et les autres minorités sont également concernées par la déstabilisation d’une Syrie que seul un régime fort peut maintenir unie. Là est véritablement le cœur du problème.
La Syrie est un Etat de construction récente. Devenu indépendant en 1946 sous le nom de République arabe syrienne, ce pays a hérité des institutions mises en place par la France qui avait obtenu à la Conférence de San Remo, en 1922, un Mandat couvrant les territoires du Liban et de la Syrie actuels.
Durant les premières années de l’indépendance, la Syrie semblait s’acheminer vers une forme de démocratie caractérisée par deux aspects : l’éclosion de partis politiques dont la plupart s’inspiraient du nationalisme arabe qui était alors très en vogue dans la région ; la représentation de toutes les communautés dans les institutions publiques, selon une organisation proche du confessionnalisme libanais. Ainsi, un quart des sièges parlementaires étaient réservés aux groupes ethniques et religieux minoritaires qui bénéficiaient aussi de leurs propres juridictions en matière de statut personnel. Tout citoyen pouvait en outre, en principe, accéder aux plus hautes charges de l’Etat. Un chrétien, Farès El-Khoury (grec-orthodoxe), devint deux fois Premier ministre, en 1944 et 1955. Mais ce système déplaisait aux sunnites car il contrevient à la doctrine classique de l’Islam dans ce domaine. En 1955, l’imam de la mosquée des Omeyyades déclarait être plus proche d’un musulman indonésien que de ce Premier ministre chrétien, pourtant son compatriote.
Il faut faire une exception pour les Kurdes. Bien que majoritairement sunnites, ils étaient traités avec méfiance et mépris par un pouvoir central qui les soupçonnait de velléité indépendantiste aux côtés des Kurdes d’Irak et de Turquie. L’administration s’est toujours montrée réticente à leur octroyer la nationalité syrienne, sauf durant ces derniers mois, espérant de la sorte obtenir leur soutien ou, au moins, leur neutralité.
Mais les Kurdes profitent de la situation actuelle pour créer une sorte d’autonomie dans les provinces du nord de la Syrie où ils ont leur établissement traditionnel. La Turquie s’en inquiète, elle redoute d’avoir à l’avenir à combattre les Kurdes sur deux fronts.
Durant les premières années de l’indépendance, le régime syrien, à dominante sunnite, pratiqua par ailleurs une politique d’assimilation brutale qui visait surtout les minorités arabes. Ce qui entraîna des soulèvements chez les druzes et des alaouites, deux groupes issus du chiisme. En 1946, le chef de rebelles alaouites, le député Soleiman Murchid, fut pendu en place publique. En 1947, un mouvement autonomiste druze mené par Sultan El-Atrache, se souleva contre le pouvoir. Il alla jusqu’à menacer de rattacher le « pays druze », situé au sud, à la Transjordanie où les Hachémites lui étaient d’ailleurs favorables. Le gouvernement fit échouer cette révolte en appuyant le clan Asali, rival d’El-Atrache.
Le système hérité du Mandat fut aboli en 1953 par le président Ahmed Chichakli (sunnite) qui voulut d’abord imposer l’islam comme religion officielle. L’opposition des chrétiens lui fit abandonner ce projet mais la nouvelle Constitution prescrivit cependant que l’islam devait être la religion du chef de l’Etat. Dominée par l’omniprésence de l’armée, la vie politique connut ensuite une instabilité chronique. Huit coups d’Etat militaires eurent lieu entre mars 1949 et mars 1966 auxquels participèrent des druzes mais surtout des alaouites, dont Hafez El-Assad.
2°/ Le particularisme alaouite
Pour comprendre les événements qui se déroulent en Syrie, un aperçu de l’histoire tourmentée des rapports entre sunnites et alaouites est indispensable. Voyons donc d’abord qui sont les alaouites. Soulignons d’abord qu’il ne faut pas confondre les alaouites du Proche-Orient avec la dynastie alaouite du Maroc, laquelle se réfère à la généalogie et non à une confession : le roi, descendant de Mahomet par Ali, professe le sunnisme.
Ce qu’on peut appeler l’alaouitisme est apparu en Mésopotamie au IXème, d’une dissidence de l’islam chiite, lui-même étant dès cette époque en situation de rupture avec le sunnisme qui prétend incarner seul l’orthodoxie musulmane.
Sa fondation est attribuée à Mohamed Ibn Noçaïr, chiite natif de Bassorah (mort en 873), d’où le nom de noçaïris porté par ses disciples jusqu’à ce qu’en 1920, la France mandataire les reconnaisse officiellement sous le nom d’alaouites, accédant ainsi à leur requête. Cette référence explicite à Ali était destinée à leur conférer une légitimité au sein de la famille islamique bien que la doctrine ésotérique et syncrétiste élaborée par Ibn Noçaïr soit très éloignée de l’intransigeance monothéiste enseignée par le Coran.
Les alaouites croient en une triade composée de Mahomet, de son cousin et gendre Ali, et de Salman, leur compagnon de la première heure. Au centre de cette triade, Ali jouit d’un rang privilégié : il est vénéré comme émanation ou « Sens » de la divinité, Mahomet est vu comme le « Nom », manifestation extérieure du « Sens », Salman quant à lui est la « Porte », sorte de Paraclet qui mène au sens caché de la religion.
Les croyances et les liturgies des alaouites empruntent aussi au christianisme (rituel de « consécration » du vin, culte de certains saints orientaux, etc.) et au paganisme (réincarnation, culte des arbres). Leur rite est célébré la nuit dans des ziaras, petits édifices construits sur les tombes de leurs cheikhs.
Les alaouites ne prient donc pas dans les mosquées sauf en cas de nécessité. Les dogmes et les pratiques sont consignés dans un livre appelé le « Recueil des Fêtes » dont la connaissance est réservée à une classe d’initiés qui exclut les femmes. Celles-ci sont réputées privées d’âme tout en jouissant d’une grande liberté et ne se voilant pas. Non prosélytes, les alaouites pratiquent en principe l’endogamie et la monogamie (3).
Les alaouites partagent une partie de leurs croyances avec les alévis, adeptes d’une doctrine qui a vu le jour au IXème siècle dans les milieux turkmènes chiites d’Asie Centrale, mais a pris sa forme définitive dans les communautés établies au centre de la Turquie actuelle à partir du XIème siècle par des emprunts à d’anciennes religions anatoliennes.
En dépit de leur nombre important (entre 15 et 20 millions, soit un quart de la population turque), les alévis ne sont pas reconnus par l’Etat dans leur identité religieuse mais seulement comme variété culturelle. Leur culte est donc interdit. Aujourd’hui, le gouvernement d’Ankara craint qu’ils ne se solidarisent avec leurs cousins syriens, ce qui explique en partie l’aide qu’il fournit aux mercenaires arabes qui passent par le territoire turc pour aller combattre le régime syrien.
L’alaouitisme présente également bien des points communs avec la doctrine des druzes, elle aussi syncrétiste et ésotérique, mais apparue dans l’Egypte fatimide du XIème siècle à l’initiative d’un certain Darazi, lui aussi d’origine chiite.
Du fait de leurs croyances, les alaouites sont considérés par les musulmans comme des hérétiques. Au XIVème siècle, le théoricien damascène Takieddine Ibn Taymiyya (1263-1328), sunnite et membre de l’école hanbalite (la plus rigoriste des quatre écoles juridiques qui se partagent l’espace musulman et à laquelle se réfèrent la plupart des mouvements islamistes contemporains, notamment le wahabisme séoudien), publia une fatwa (décret religieux) portant contre les alaouites une sévère condamnation d’hérésie : adeptes d’une « religion maudite », écrivait-il, les alaouites sont des « sectateurs du sens caché, plus infidèles que les juifs et les chrétiens, plus infidèles encore que bien des idolâtres [… ] Contre eux, la guerre sainte est agréable à Dieu » (4).
Les alaouites ont donc pendant des siècles dû faire face à l’hostilité des pouvoirs musulmans, surtout sunnites. Pour fuir les persécutions, ils ont d’abord essaimé dans la région d’Alep, avant de se réfugier dans les replis montagneux du djebel Ansarieh, région de l’actuelle Syrie bordant la Méditerranée (entre le Liban et la Turquie), dont ils firent leur fief. Ce refuge ne leur garantissait toutefois pas une totale sécurité, qu’ils n’ont vraiment connue que durant la présence des Croisés (XII-XIIIème siècles).
L’insécurité permanente et les tentatives de conversion forcée à l’islam orthodoxe dont ils furent l’objet ont développé dans cette communauté un très fort sentiment de méfiance. Par souci de préservation, les alaouites ont appris à dissimuler leur identité et leurs croyances véritables dès qu’ils se trouvent en présence d’autrui, cultivant la taqiya (dissimulation) ou le ketman (restriction mentale), d’après une règle recommandée par leur doctrine qu’ils justifient comme suit : « Nous, noçaïris, sommes le corps et les autres cultes un vêtement. Or le vêtement ne change pas la nature de l’homme et le laisse tel qu’il était. Ainsi, nous demeurons toujours noçaïris, quoiqu’à l’extérieur nous adoptions les pratiques religieuses de nos voisins » (5). Il en est de même pour les druzes qui ont aussi un grave contentieux doctrinal avec les sunnites.
Sous l’Empire ottoman, le sunnisme étant la religion du sultan-calife, les alaouites furent niés dans leur identité, rejetés comme des parias et pressurés d’impôts. Leur hétérodoxie les privait de toute instruction, les maintenait dans la misère, à la merci des épidémies.
Pendant des siècles, les alaouites vécurent dans cette contrée forteresse en état de semi servage, renonçant à se rendre dans les villes de l’intérieur syrien par crainte d’être frappés ou tués, subsistant grâce à une agriculture et à un élevage rudimentaires. Contrairement à leurs voisins du Sud, les Libanais, ils ne bénéficièrent pas des influences européennes. Ainsi s’étaient-ils organisés en société fermée autour de leurs tribus. C’est à Qardaha, village montagneux situé au-dessus de la ville côtière de Lattaquié, que naquit Hafez El-Assad, père de l’actuel président syrien, en 1930.
3°/ La revanche des alaouites.
Au vu de ce passé douloureux, il est aisé de comprendre ce qu’a représenté pour les alaouites la conquête du pouvoir à Damas, dont Hafez El-Assad s’est emparé par la force en 1970. Pour eux, il s’agissait d’une véritable revanche historique, qui doit d’ailleurs beaucoup à la France bien que celle-ci ait fini par les trahir en quelque sorte, comme je vais le montrer.
Car notre pays a joué un rôle décisif dans l’émancipation des alaouites. Selon la charte du Mandat, les Puissances qui en étaient titulaires avaient pour mission d’organiser les territoires qui leur étaient confiés afin de permettre à ceux-ci de devenir des Etats indépendants.
La charte leur réservait aussi la possibilité de favoriser les autonomies locales, en vertu de quoi la France découpa alors la « Fédération syrienne » en plusieurs entités aux statuts différents. Il s’agissait de respecter l’identité des « minorités compactes ».
En 1922, il y avait quatre Etats : Damas et Alep, majoritairement sunnites, les Territoires des Alaouites et du Djebel-Druze. Chacun était doté d’un Conseil administratif et d’un délégué du haut-commissaire. Confrontée à l’hostilité des nationalistes sunnites, qui rêvaient du grand royaume arabe promis par les Anglais, la France décida de privilégier les alaouites afin d’en faire des alliés. Dès qu’elle fut en possession de leur fief ancestral, le djebel Ansarieh, elle entreprit un vaste programme de développement, d’équipement urbain, de mise en valeur des sols, d’émancipation sociale et de scolarisation.
Il est utile de signaler qu’en 1930, 98 % des alaouites étaient encore illettrés. A ces projets elle consacra des sommes beaucoup plus importantes que celles qui étaient affectées au reste de la Syrie et au Liban, et ce nonobstant l’étroitesse de ce territoire (6 500 km2). A l’instar des autres groupes non-sunnites, les alaouites disposèrent aussi de leurs propres tribunaux, compétents pour le statut personnel, ce qui les fit échapper au droit musulman auquel ils étaient jusque-là soumis.
Enfin, la France les encouragea à entrer dans l’armée du Levant, où l’on privilégiait le recrutement des minoritaires.
Les alaouites étaient persuadés que le Mandat déboucherait sur la reconnaissance définitive d’un Etat à eux. Or, à partir de 1930, suite à la fin du Mandat britannique en Irak, confrontée aux nationalistes sunnites qui réclamaient l’indépendance de la Syrie intégrale en contrepartie d’un traité d’amitié, la France décida de réaliser « l’unité syrienne ».
Cette perspective suscita une vive résistance chez les alaouites qui multiplièrent les démarches auprès de la puissance mandataire pour échapper à « l’hégémonie » sunnite. On trouve dans les Archives du Quai d’Orsay les lettres et mémorandums adressés en 1936 par des notables alaouites aux autorités françaises.
Voici l’extrait d’une missive écrite par Ibrahim El-Kinj, président du Conseil représentatif de Lattaquié, le 11 juin, et destinée au président du Conseil, Léon Blum.
« Pour vous permettre de vous rendre compte de la profondeur de l’abîme qui nous sépare des Syriens et d’imaginer la catastrophe désastreuse qui nous guette, nous vous prions de bien vouloir déléguer sur place une commission d’enquête parlementaire, en vue de constater la situation présente, et pour juger de l’impossibilité du rattachement des Alaouites à la Syrie sans risquer une tragédie sanglante qui fera tâche noire dans l’histoire de la France (…). Nous refusons de reconnaître, quoi qu’il puisse nous en coûter, toute solution ou tout accord engageant notre cause sans notre agrément » (6).
A défaut de disposer de leur propre Etat, les représentants alaouites conçurent le projet d’un rattachement au Liban. Douze membres du Conseil représentatif écrivirent dans ce sens au ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos, le 24 juin 1936. « Composé de minorités comme nous, le Liban au moins respectera nos croyances, nos traditions, notre dignité, notre sécurité, tandis que la Syrie représente l’oppression morale et sociale, le fanatisme religieux autorisant l’extermination des alaouites, comme le prouve l’histoire » (7).
En 1937, une délégation composée de quatre alaouites et de quatre chrétiens se rendit au Liban pour y supplier deux dirigeants maronites, le patriarche Antoine Arida et le président de la République Emile Eddé, de soutenir leur demande.
Je tiens de l’avocat maronite, Me Naufal Elias, membre de la délégation, le récit de cette démarche.
« Nous sommes des voisins et nous avons des ennemis communs – les musulmans sunnites – à l’hégémonie desquels nous voulons échapper »,
dirent-ils à ces responsables. Mais ceux-ci rejetèrent leur proposition car ils associaient les alaouites aux chiites qui étaient déjà nombreux au pays du Cèdre. Il ne fallait pas risquer de compromettre un équilibre confessionnel qui aurait été défavorable aux chrétiens.
En définitive, Paris choisit l’alliance avec Damas et son corollaire, l’unité syrienne. Par arrêté du 5 décembre 1936, le haut-commissaire Damien de Martel rattacha à la Syrie le territoire des Alaouites qui avait été rebaptisé Gouvernement de Lattaquié. La Syrie obtint son indépendance avec le départ des troupes françaises en avril 1946. Elle était alors complètement réunifiée, quoique amputée de la province d’Alexandrette où se trouve Antioche sur l’Oronte. Cette terre syrienne fut en effet cédée à la Turquie en 1939 pour prix de sa neutralité dans le conflit qui opposait la France à l’Allemagne (8). Les gouvernements qui se succèdent depuis lors à Damas, notamment les alaouites (environ 500 000 d’entre eux vivent autour d’Antioche), n’ont jamais pardonné ce geste à la France.
Pour les alaouites, obligés de s’adapter à l’ordre nouveau, le seul moyen d’échapper à la tutelle sunnite était désormais de s’emparer du pouvoir à Damas, but qu’ils poursuivirent méthodiquement.
L’académie militaire de Homs, fondée par la France, gratuite, avait contribué à leur promotion sociale ; elle allait leur servir à prendre le contrôle des centres de décision politique. Le militantisme au sein du mouvement nationaliste arabe constitua un autre tremplin utile. Transcendant les appartenances confessionnelles, et instaurant donc, en principe, l’égalité de tous les citoyens, l’arabité attirait les minoritaires.
En 1934, un alaouite francophone, Zaki El-Arsuzi, fonda le Parti du Réveil arabe, précurseur du Baas (Résurgence) dont la création officielle eut lieu en 1947. Michel Aflak, chrétien de rite grec-orthodoxe, principal initiateur du Baas, en fut le premier président. Hafez El-Assad, devenu général de l’armée de l’air, y adhéra aussitôt. Tout en oeuvrant à maîtriser le Baas et l’armée, laquelle était au demeurant négligée par les sunnites aspirant à d’autres formes de promotion sociale, les généraux alaouites encouragèrent leurs coreligionnaires à quitter leurs montagnes pour s’établir dans les grandes villes de Lattaquié, Tartous et Homs dans la perspective d’élargir le territoire sous leur contrôle.
En mars 1963, le Comité militaire baassiste, composé entre autres de plusieurs officiers alaouites, dont le général Assad, s’empara du pouvoir par un coup d’Etat, suivi d’un autre, trois ans plus tard, au cours duquel Aflak fut contraint de quitter la Syrie. Contrairement à ce qui est souvent cru en Occident, le Baas n’est pas un parti laïque, dans le sens d’une neutralité religieuse.
Michel Aflak écrivait d’ailleurs :
« L’arabisme est le corps dont l’âme est l’islam » (9).
Il vaut donc mieux parler de parti laïcisant.
Désormais, le nouveau mot d’ordre était : « Le pouvoir c’est le Baas ». Ayant éliminé ses rivaux alaouites, Assad se rendit totalement maître du parti et de l’Etat en 1970 et se fit plébisciter président l’année suivante. Le pays s’est alors couvert du slogan : « Assad pour l’éternité ».
En même temps, le raïs oeuvra à faire de sa famille le centre de la communauté alaouite, favorisant dans ce but des unions matrimoniales en dehors de son clan qui n’était pas des plus influents. Il s’agissait pour lui de consolider l’asabiya, concept élaboré par le sociologue arabe Ibn Khaldoun (1332-1406) et signifiant « l’esprit de corps ».
II – LA SYRIE AU CŒUR DE LA GRANDE DISCORDE.
Aujourd’hui, la crise syrienne ne peut être séparée de l’antagonisme qui oppose depuis le VIIème siècle l’islam sunnite à l’islam chiite au Proche-Orient. Cette rupture au sein de l’Oumma (communauté des croyants musulmans) atteint son sommet avec l’assassinat d’Ali (661) puis de son fils Hussein (680) en Mésopotamie, événements que la mémoire collective des musulmans conserve sous le nom de fitna (discorde).
Le réveil chiite, survenu en 1979 lors de la révolution iranienne, a ravivé cette blessure originelle, plaçant la Syrie à un point de focalisation extrême entre les deux grandes branches de l’islam.
1°/ Les alaouites en quête de légitimité islamique.
Détenteur du pouvoir à Damas, Assad entreprit de conquérir une légitimité dont il savait qu’elle lui faisait défaut, à lui et à sa communauté. Il conçut pour cela une stratégie, assortie de gestes, le tout destiné à compenser ce handicap. Cette stratégie s’exerce tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, en direction des chiites comme des sunnites.
Ainsi, juste avant le référendum qui le porta au pouvoir (1971), Assad sollicita de l’imam chiite libanais, Moussa Sadr, qui était son ami, une fatwa proclamant que les alaouites sont des musulmans chiites. Puis il alla prier à la mosquée des Omeyyades, principal lieu de culte islamique de Damas. Plus tard, il fit bâtir à l’entrée de Qardaha une splendide mosquée. Il développa aussi le pèlerinage sur le tombeau de Sitt Zeinab, fille d’Ali et donc petite-fille de Mahomet, situé dans la banlieue de la capitale.
Ayant omis dans la nouvelle Constitution (1973) toute mention à l’islam, il dut cependant céder aux pressions des oulémas (docteurs de la loi) en y inscrivant que la religion du président doit être l’islam.
Mettant le culte musulman sous contrôle, il s’entoura aussi de collaborateurs sunnites auxquels il offrait honneurs, richesse et sécurité, ainsi que de chrétiens, sur lesquels il savait pouvoir s’appuyer sans risque. Mais, derrière cette façade confessionnelle pluraliste, les rouages essentiels du pouvoir et du Baas, parti unique, sont, depuis lors, détenus par des alaouites, surtout ceux de la tribu des Kalbiyé à laquelle appartient la famille Assad.
Des brigades spéciales ont aussi été créées et confiées aux frères, beaux-frères et cousins du raïs. L’enseignement fut nationalisé, de manière à réduire l’influence de la religion, ce dont les congrégations chrétiennes firent aussi les frais. Les partis religieux, notamment celui des Frères musulmans, furent mis hors-la-loi, et leurs sympathisants ne pouvaient accéder à aucune fonction dans l’armée, les services de renseignements et l’administration, toute velléité de sursaut de leur part étant cruellement réprimée. La quasi-destruction de la ville de Hama, fief des Frères, en février 1982 (20 000 tués), porte la marque de cet « Etat de barbarie » minutieusement décrit par Michel Seurat (10).
On rappelle peu cependant que près de trois ans auparavant, le 16 juin 1979, un commando de baassistes mais néanmoins Frères musulmans clandestins s’était introduit dans l’école des cadets de l’armée de terre à Alep, où, après avoir écarté les cadets sunnites, ils avaient massacré 83 alaouites.
Une loi s’ensuivit qui prohiba tout contact avec ces islamistes. Mais, pour se prémunir d’être accusé d’hostilité à l’islam, Assad adopta une politique d’encouragement à un islam « modéré et apolitique ». Il fit ainsi construire un grand nombre de mosquées, créa des « écoles Assad pour l’apprentissage du Coran » et autorisa la fondation d’associations de bienfaisance islamique.
Sur le plan extérieur, toujours dans un souci de légitimité, Assad travailla à rendre à la Syrie un prestige que son instabilité lui avait fait perdre. Il cultiva pour cela la nostalgie du temps où, sous la dynastie omeyyade (661-750), le califat musulman siégeait à Damas. Surtout, il adopta des combats qui, tout en n’étant pas vraiment les siens en tant qu’alaouite, conviennent à l’opinion sunnite : défense de la cause « sacrée » palestinienne et lutte contre « l’ennemi sioniste », vassalisation du Liban.
Le raïs syrien accorda aux organisations palestiniennes les plus radicales (le Front populaire pour la Libération de la Palestine de Georges Habache et le Front démocratique pour la Libération de la Palestine de Nayef Hawatmeh) le droit d’ouvrir des bureaux à Damas. Même le mouvement islamiste Hamas y installa son siège (11). Ce qui n’empêchait pas le régime de placer sous haute surveillance les réfugiés ayant fui leur terre lors de la création d’Israël (1948).
Assad soutint la guérilla anti-israélienne à partir du Liban-Sud, alors que le Golan, terre syrienne annexée par Israël après sa conquête en 1967, demeurait calme. Une attitude qui contrastait avec la démarche de son grand-père, Soliman El-Assad. En 1936, celui-ci avait en effet signé une lettre collective adressée au gouvernement français pour soutenir la colonisation juive en Palestine comme moyen de conforter la situation des minorités au Proche-Orient (12). Malgré l’hostilité affichée d’Assad, les Israéliens préféraient cependant qu’il y ait à Damas un gouvernement alaouite plutôt que sunnite. Cette préférence s’est accrue avec la poussée islamiste. Les Israéliens savaient qu’Assad connaissait les limites à ne pas franchir et les respectait.
Le Liban a été la grande affaire d’Hafez El-Assad. Il savait que l’organisation socio-politique du pays du Cèdre contredit l’idéal arabo-sunnite puisqu’à travers son système confessionnel il associe à l’Etat toutes les communautés reconnues tout en préservant l’identité de chacune, garantissant les libertés, le multipartisme, la créativité et l’ouverture culturelle.
Le Liban présente ainsi un modèle insupportable pour les tenants de la doctrine classique de l’islam. Au début de la guerre, Hussein Kouatly, directeur général de Dar el-Fatwa, l’institution officielle du sunnisme local, le rappela.
« Le musulman ne peut admettre […] les demi-solutions à l’égard du pouvoir. Ou bien le dirigeant et le pouvoir sont islamiques et le musulman est donc satisfait […] ; ou bien le dirigeant et le pouvoir sont non islamiques et alors il le rejette, s’oppose à lui et s’emploie à le supprimer par la souplesse ou la force, ouvertement ou secrètement […] Toute concession [politique] signifie forcément une concession à sa doctrine […] Le musulman au Liban, en principe, ne peut être qu’engagé dans la création de l’Etat islamique » (13).
Assad savait aussi que nombre de ses compatriotes sunnites n’ont jamais accepté l’indépendance d’un Liban qu’ils considèrent comme ayant été arraché injustement à une « Grande-Syrie », concept idéologique ne reposant sur aucune réalité historique. Jusqu’en 1946, le nom de « Syrie » n’avait qu’une définition géographique, héritière de la « province de Syrie » de l’Empire romain.
Cet espace recouvrait l’actuelle Syrie (y compris Alexandrette), le Liban, la Palestine et la Transjordanie. Au temps de l’Empire ottoman, la Syrie était divisée en vilayets (préfectures) relevant tous de l’autorité directe d’Istamboul. C’est un grec-orthodoxe, Antoun Saadé, qui a lancé le concept de « Grande Syrie » en fondant, en 1932, le Parti Populaire Syrien (PPS), prônant l’unification de tous ces territoires auxquels il ajoutait l’Irak et Chypre, l’ensemble formant le « Croissant fertile ».
Après la grande défaite des Arabes contre Israël (1967), le président syrien entreprit donc de déstabiliser son fragile voisin de multiples manières : soutien actif des Palestiniens armés qui, sous la houlette de Yasser Arafat, chef de l’OLP, espéraient faire du Liban une patrie de rechange après leur échec face au roi Hussein (Septembre noir en Jordanie, 1970) ; terreur contre les populations civiles, assassinat des patriotes libanais ; provocations d’affrontements confessionnels, etc.
Ce jeu de « pompier-pyromane » lui permit d’intervenir militairement au Liban en 1976, avec l’accord tacite de la Ligue arabe, de la communauté internationale et même d’Israël (rassuré par les Etats-Unis). Malgré les demandes réitérées du Liban, devenu indépendant en 1943, Assad refusa toujours d’établir des relations diplomatiques entre Beyrouth et Damas, suivant en cela ses prédécesseurs. Tout comme il refusa le principe d’un tracé officiel de la frontière séparant les deux pays, problème qui n’est d’ailleurs toujours pas résolu.
En 1991, l’occupation d’une partie du Liban se transforma en tutelle de l’ensemble des institutions. La Syrie avait habilement choisi de participer, aux côtés des Occidentaux, à la guerre livrée à l’Irak après l’invasion du Koweït. Cette tutelle dura jusqu’en 2005.
L’assassinat du Premier ministre libanais, Rafic Hariri (14 février 2005), généralement imputé à des proches de Damas (Hariri était devenu indocile à un pouvoir syrien dont il était auparavant l’allié), entraîna des manifestations populaires à Beyrouth, qui devaient aboutir au départ des troupes syriennes en avril de cette même année, suivi de l’échange d’ambassades.
Ces développements doivent beaucoup aux larges soutiens dont Hariri bénéficiait en Occident (le président Jacques Chirac était un ami personnel), ce qui rendait son meurtre intolérable. Hariri étant par ailleurs détenteur de la nationalité séoudienne, le roi Abdallah n’a jamais pardonné à Assad cet assassinat qui entraîna un tournant majeur dans les relations entre Ryad et Damas.
Parallèlement à ses rapports avec les sunnites, rapports dont il connaissait la fragilité, Assad assura ses arrières en consolidant son appartenance au monde chiite. En 1980, il conclut une alliance stratégique avec Khomeyni qui venait de fonder la République islamique d’Iran. Ce lien est justifié, non par une proximité idéologique mais par une parenté religieuse. Il passe par le soutien syrien au Hezbollah.
Ce parti chiite libanais, fondé en 1982 à l’initiative de l’Iran qui entendait exporter sa révolution dans le monde arabe, s’est attribué le monopole de la résistance à Israël. Il s’est aussi lancé dans une œuvre subversive visant à réduire l’influence sunnite au sein des institutions beyrouthines, ceci avec l’appui de la Syrie par laquelle transitent les armes livrées au Hezbollah par l’Iran. Cette politique, consolidée par l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad, à la suite de la chute de Saddam Hussein, en 2003, a renforcé l’axe chiite face à un monde sunnite qui y voit une menace.
Hafez El-Assad envisagea par ailleurs l’hypothèse d’une perte de pouvoir à Damas au profit des sunnites et des dangers qui menaceraient alors sa communauté.
Aussi, dota-t-il la région de Lattaquié de toutes les infrastructures nécessaires à un Etat autonome tout en incitant ses coreligionnaires à s’établir dans les régions adjacentes, comme celle de Homs, de manière à étendre leur espace vital. Il profita aussi de sa mainmise sur le Liban pour encourager les alaouites à s’installer dans la région du Akkar ainsi qu’à Tripoli, métropole à majorité sunnite, où ils ont investi le quartier de Djebel Mohsen, situé stratégiquement sur les hauteurs de la ville. Toujours dans le cadre de cette tutelle, Assad contraignit l’Etat libanais à inscrire dans sa Constitution la reconnaissance de la communauté alaouite, devenue la dix-huitième, à laquelle sont désormais réservés deux sièges parlementaires.
Tel est l’héritage reçu par Bachar El-Assad lorsqu’il succéda à son père, en 2000.
Manoeuvrant habilement entre les puissances régionales et les Grands du monde, Hafez El-Assad est parvenu à imposer la Syrie comme un pays incontournable sur la scène proche-orientale.
Durant la Guerre froide, par réaction au soutien des Etats-Unis envers Israël, la Syrie se rangea dans le camp soviétique et cette alliance a survécu à la chute de l’Union soviétique. Cependant, les Etats-Unis avaient une certaine admiration pour Assad. Kissinger voyait en lui le « Bismark du Proche-Orient ».
Cette comparaison s’est avérée bien mal choisie car, contrairement au politicien allemand, Assad n’a pas réussi à unifier la Syrie, encore moins la nation arabe. Seule la dictature maintenait un semblant d’unité et de concorde entre les communautés qui composent ce pays qui est aujourd’hui au bord de l’éclatement et du chaos.
On peut d’ailleurs faire le même constat pour l’Irak. Depuis la chute de Saddam Hussein, l’ancienne Mésopotamie a perdu son unité. Il y a bien un Etat central mais les musulmans se sont séparés en regroupements communautaires, ethniques et confessionnels (Kurdes sunnites et yézidis, Arabes sunnites et chiites), tandis que les chrétiens sont ballottés d’une région à l’autre ou prennent le chemin de l’exil.
2°/ L’échec de la stratégie alaouite.
Hors de la Syrie, l’exacerbation sunnite s’est accrue avec l’affirmation croissante du chiisme sur la scène arabe : installation d’un pouvoir chiite à Bagdad après la chute de Saddam Hussein (2003), soutien de l’Iran à la Syrie, appui et financement du Hamas à Gaza, de l’opposition chiite à Bahreïn, transformation du Hezbollah libanais en Etat dans l’Etat, etc.
Le Liban est aujourd’hui en première ligne dans cette opposition.
Malgré la politique de « distanciation » décidée par le président Michel Sleiman et suivie par son Premier ministre Nagib Mikati, le gouvernement de Beyrouth, dominé par le Hezbollah et ses alliés, ne parvient pas à mettre le pays du Cèdre à l’abri de la crise syrienne. Les sunnites sont majoritairement anti-Assad, tandis que les chiites défendent le régime alaouite.
Cela se traduit sur le terrain par des violences. A Tripoli et dans sa région, des affrontements meurtriers opposent régulièrement sunnites et alaouites. Les zones sunnites du nord servent de lieu de passage vers la Syrie pour des mercenaires armés en provenance d’autres pays. En réaction, l’armée syrienne opère des incursions au Liban afin d’y pourchasser des soldats déserteurs et des djihadistes étrangers.
Des combattants du Hezbollah se battent aussi en Syrie aux côtés du régime d’Assad. L’arrestation, au mois d’août dernier, de l’ancien ministre libanais, Michel Samaha (grec-catholique), vieil allié de Damas, a révélé au grand jour les complicités dont Assad jouit chez son voisin. Samaha venait de prendre livraison d’explosifs que lui avait livré un général syrien, Ali Mamlouk, en vue de perpétrer des attentats contre des personnalités sunnites. Samaha a reconnu les faits.
Le 19 octobre, l’auteur de cette arrestation, le général Wissam El-Hassan, chef des renseignements des Forces de sécurité intérieure, a été tué en plein Beyrouth dans un attentat à la voiture piégée. Musulman sunnite, cet officier avait été l’un des proches collaborateurs de Rafic Hariri, raison pour laquelle la Syrie et le Hezbollah ont aussitôt été accusés d’être responsables de son assassinat.
Il faut enfin signaler l’instrumentalisation des chrétiens libanais par les deux principaux groupes musulmans. Les uns, derrière Samir Geagea, chef des Forces libanaises (parti héritier de la résistance chrétienne), ont choisi l’opposition au régime syrien, les autres, derrière le général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre, qui est l’allié du Hezbollah, défendent le maintien de ce régime. Tout cela accroît encore l’instabilité dans le pays.
Il est donc certain qu’en brisant le régime alaouite, le monde sunnite entend affaiblir le monde chiite, et en premier lieu l’Iran, projet qui pourrait aussi convenir à Israël. Ce dernier serait ainsi débarrassé du Hezbollah qui menace sa frontière nord. Mais l’arrivée prévisible d’un pouvoir islamiste sunnite à Damas pourrait être encore plus dangereux pour Israël.
Aux yeux du monde sunnite, le pouvoir alaouite est donc resté illégitime. Mais on savait se montrer patient. « Plus le mouton alaouite attend pour être égorgé, plus il sera gras », entendait-on en Syrie au temps d’Hafez El-Assad.
Les révoltes arabes ont sonné l’heure de la revanche pour les sunnites, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Syrie. Même si, comme ailleurs, les motifs des premières manifestations dans ce pays n’étaient pas religieux, l’absence de solution rapide a encouragé la détermination sunnite à abattre le régime.
Si en Syrie, les Frères musulmans étaient auparavant muselés, ils n’avaient pas renoncé à leur idéologie, comme on pouvait le constater à travers la réislamisation des mœurs (développement du niqab et de la barbe, propagation de la littérature religieuse, refus de servir de l’alcool dans certains restaurants, observance accrue du jeûne du Ramadan) qui s’y opérait depuis une vingtaine d’années.
Les Frères musulmans s’organisaient aussi à l’étranger. C’est un des leurs, Ryadh El-Maleh, qui créa en 1980 l’Office syrien des droits de l’homme basé à Londres et financé par des fonds séoudiens et qataris. Dès le début de la crise, cet organisme s’est imposé comme source unique auprès des médias occidentaux qui répercutent leurs informations sans aucun recul. Il en est résulté une lecture manichéenne et militante des événements.
Au sein du Conseil national syrien, composé d’opposants de l’extérieur et donc sans assise dans le pays, les Frères musulmans dominent, même si cet organisme a eu à sa tête successivement Bourhan Ghalioun, Français d’origine syrienne qui se revendique de la gauche nationaliste arabe, puis Abdelbasset Sayda, un Kurde « indépendant » émigré en Suède mais n’ayant aucune expérience politique, enfin, le dernier venu, Georges Sabra, chrétien et militant communiste mais ne pouvant pas prétendre représenter ses coreligionnaires.
Aujourd’hui, la contestation a pris l’allure du djihad. Dans les régions où le contrôle du régime est affaibli, des imams n’hésitent plus, dans leurs sermons, à associer la chute d’Assad à la victoire de l’islam.
Les rebelles sunnites, notamment ceux de l’Armée syrienne libre, reçoivent un soutien inconditionnel des monarchies pétrolières d’Arabie et du golfe Persique. Ce sont ces Etats qui financent la rébellion, favorisant l’envoi en Syrie de mercenaires armés provenant aussi de contrées non arabes (Pakistan, Afghanistan, Mali) et même d’Europe.
L’émirat de Qatar est à la pointe du combat contre Assad. Ses deux chaînes de télévision, El Jazira et Qatar TV, distillent un discours d’aversion contre le régime « alaouite » donc impie. Même chose pour la chaîne séoudienne El-Arabiya. En Arabie, depuis environ un an, l’appel à la prière lancé cinq fois par jour par les muezzins est assorti de cette invocation : « Que Dieu nous envoie un moudjahid (djihadiste) capable de tuer Bachar, qui trahit l’islam ».
L’Occident n’a pas vu que, dans le contexte actuel, les aspirations sunnites se conjuguent avec une conception radicale de l’islam. Au milieu du XXème siècle, les partis laïcisants, qui germaient dans un monde arabe séduit par les modes d’organisation politique de l’Europe, semblaient devoir conduire à une sécularisation comparable à celle qui s’est produite dans le Vieux Continent.
Or ces partis, déjà concurrencés à l’époque par les Frères musulmans, fondés en Egypte en 1928, ont échoué. Leur influence est devenue insignifiante. Ils sont désormais incapables de juguler les progrès de l’islamisme dans ses différentes manifestations. Depuis la défaite de 1967 face à Israël, les Arabes humiliés croient pouvoir retrouver leur fierté en se réappropriant la plénitude de leur identité.
D’où le slogan très répandu : « L’islam est la solution ». Il est donc vain de penser la démocratie en terme de laïcité.
Conclusion – Perspectives d’avenir
Dans une conférence donnée à Nice le 12 juin 2012, un expert du monde arabe, Alain Chouet, ancien membre de la DGSE, a déploré la politique occidentale dans la crise syrienne.
Voici un extrait de sa conférence.
« Il aurait peut-être été possible à la communauté internationale de changer la donne en exigeant du pouvoir syrien des réformes libérales en échange d’une protection internationale assurée aux minorités menacées. Et puisque l’Arabie et le Qatar sont théoriquement nos alliés, nous aurions pu leur demander de déclarer la fatwa d’Ibn Taymiyya obsolète, nulle et non avenue afin de calmer le jeu. Il n’en a rien été. A ces minorités syriennes menacées, l’Occident, France en tête, n’a opposé que la condamnation sans appel et l’anathème parfois hystérique » (14).
Tout en partageant cette analyse, je voudrais cependant faire une remarque au sujet de l’annulation éventuelle de la fatwa. L’absence de Magistère authentique et unique en Islam relativiserait la portée d’une telle décision, fût-elle prise par le roi d’Arabie lui-même.
En fait, il semble que la diplomatie française aurait été plus avisée d’organiser des négociations secrètes entre Bachar El-Assad et ses opposants de l’intérieur, plutôt que de soutenir ceux de l’étranger, inconnus et donc sans audience dans le pays.
On peut être surpris par la précipitation avec laquelle la France vient de reconnaître comme seule représentante légitime du peuple syrien la nouvelle « Coalition nationale syrienne pour l’opposition et les forces révolutionnaires », instance qui a vu le jour à Doha (Qatar) le 11 novembre, alors même que cette dernière s’est engagée à ne procéder à aucun dialogue avec le régime et que certains opposants ont refusé d’en faire partie.
A cet égard, il convient de rappeler le vieux principe de la diplomatie française selon lequel la reconnaissance s’applique à des Etats et non à des régimes.
La France a-t-elle vraiment intérêt à s’aligner sur la politique américaine, à prôner la démocratisation de la Syrie tout en soutenant des régimes anti-démocratiques tels que ceux d’Arabie et de Qatar ? A-t-elle enfin intérêt à cultiver l’oubli de sa mémoire historique ?
A l’heure actuelle, tout laisse entrevoir une perpétuation du conflit, des souffrances sans fin, des retombées régionales et internationales incontrôlables.
Les bouleversements survenus au Proche-Orient depuis la fin des années 1960 ont conduit à l’éclatement de plusieurs pays. Il y a déjà eu Chypre en 1974, puis le Liban à partir de 1975, puis l’Irak en 2003. Il me semble qu’on peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas là des prémisses d’un plan de balkanisation de la région, plan qui pourrait servir les intérêts d’Israël. En tout cas, à court ou moyen terme, le problème syrien semble insoluble.
Conférence AL. 29 NOV 2012
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(1) Entretien à La Vie, 10 octobre 2012.
(2) L’Orient-Le Jour, 15 septembre 2011.
(3) Cf. Henri Lammens, L’Islam, croyances et institutions, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1943.
(4) Cité par Jacques Weulersse, Le pays des Alaouites, Arrault & Cie, Tours, 1940, p. 54.
(5) Lammens, op. cit., p. 228.
(6) Archives du Quai d’Orsay, « Syrie-Liban », 1918-1930, doc. E-492, fol. 194 et 195.
(7) Id., doc. E-493, fol. 7.
(8) Cf. Lucien Bitterlin, Alexandrette : le Munich de l’Orient, éd. Jean Picollec, 1999 ; Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, « Antioche », in Villes du Sud, Balland, 1990, pp. 35-41.
(9) Cité par Annie Laurent et Antoine Basbous, Guerres secrètes au Liban, Gallimard, 1987, p. 77.
(10) Gérard Michaud (alias Michel Seurat), « Terrorisme d’Etat, terrorisme contre l’Etat », Esprit, oct.-nov. 1984. Enlevé au Liban en 1985, le chercheur y mourut l’année suivante.
(11) Les responsables du Hamas, musulmans sunnites, ont quitté Damas en 2012 par solidarité avec leurs coreligionnaires syriens qui s’opposent à Assad.
(12) Abou Moussa El-Hariri, Les Alaouites-Noçaïris, Beyrouth, 1980 (en arabe), pp. 228 et s. Cité in A. Laurent et A. Basbous, Guerres secrètes au Liban, op. cit., p. 76.
(13) El-Safir, 18 septembre 1976.
(14) Conférence prononcée devant l’Association régionale Nice-Côte d’Azur de l’Institut des Hautes études de Défense nationale (IHEDN).
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