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Article paru dans La Nef, n° 327 – Juillet-août 2020

Par Annie Laurent

Restaurer Sainte-Sophie comme lieu de culte musulman : Recep Tayyip Erdogan, président de la République turque, en rêve depuis longtemps. Serait-il sur le point d’aboutir ? Il est trop tôt pour donner une réponse affirmative à cette question mais les initiatives dans ce sens s’accélèrent. Ainsi, le vendredi 29 mai dernier, alors que toutes les mosquées rouvraient leurs portes après plus de deux mois de fermeture pour cause de coronavirus, à Istamboul l’antique basilique Sainte-Sophie a été le théâtre d’un événement inattendu. Installé à l’intérieur de l’édifice, ayant à ses côtés le ministre du tourisme, un imam y a récité publiquement des versets du Coran avec les gestes appropriés. Le chef de l’État, qui a participé à cette prière par vidéoconférence, l’a justifiée en ces termes : « Il est très important de célébrer le 567ème anniversaire de la conquête » (1).

  Erdogan faisait allusion à la prise de Constantinople par les armées turques du sultan Mehmet II, survenue le 29 mai 1453. Tout en rebaptisant la capitale de l’Empire byzantin du nom de Stamboul, qui signifie « la Plénitude de l’islam », le vainqueur transforma de nombreuses églises en mosquées. Tel fut le sort réservé à la basilique-phare dédiée à la Sainte Sagesse (Haghia Sophia en grec), inaugurée en 537 sous le règne de Justinien et longtemps considérée comme la huitième merveille du monde. Il suffit alors d’y effacer les images saintes, d’en ôter les cloches et de surmonter l’édifice de quatre hauts minarets. Son nom grec et chrétien lui fut cependant conservé. En 1934, Atatürk, fondateur de la Turquie moderne et militant laïque, en fit un « musée offert à l’humanité », statut qui est toujours le sien.

Durant son mandat de maire d’Istamboul (1994-1998), Erdogan formula déjà son intention d’œuvrer à refaire de Sainte-Sophie une mosquée, projet que sa destitution par l’armée ne lui permit pas de réaliser. Depuis quelques années, à la faveur de la réislamisation de la Turquie, à laquelle s’attellent méthodiquement Erdogan et sa formation politique, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), dont l’idéologie est un mélange d’islamisme et de nationalisme, le projet est au programme du régime. Le chef de l’Etat l’évoque régulièrement dans ses déclarations publiques. Ainsi, durant la campagne pour les élections municipales du 31 mars 2019, il annonça que « le temps est venu » pour Ayasofia de redevenir une mosquée, estimant que la décision d’Atatürk avait été une « très grosse erreur » (2). Plusieurs organismes soutiennent d’ailleurs ce projet : l’Union turque des monuments historiques et le Comité pour la conquête de Constantinople.

Erdogan avance cependant sans précipitation tant la question revêt une forte portée symbolique et n’emporte pas l’adhésion d’une partie des Turcs attachés à l’héritage kémaliste. Il a donc choisi de laisser se créer un climat favorable en tolérant périodiquement des manifestations pieuses « spontanées » dans l’enceinte de Sainte-Sophie ou à ses abords. Le 23 mars dernier, l’appel à la prière musulmane a même été lancé du haut des minarets.

Une nouvelle étape a été franchie début juin 2020 par l’examen de la question lors d’une réunion du comité exécutif central de l’AKP, au cours de laquelle Erdogan aurait demandé aux participants de rechercher une formule rendant possible la transformation souhaitée, sans toutefois interdire Ayasofia aux visites des touristes, « comme cela est le cas pour la mosquée voisine de Sultanahmet », appelée la Mosquée bleue. Tout en insistant sur la prudence dans cette réflexion, compte tenu de la sensibilité du sujet, il aurait précisé que, dans tous les cas, « seule notre grande nation peut décider » (3).

En vertu de la nouvelle Constitution turque, approuvée en 2017, le président dispose de pouvoirs très étendus qui l’autorisent à gouverner par décrets dans tous les domaines de la vie politique, sans avoir besoin de la validation du Parlement. Le projet doit néanmoins être examiné le 2 juillet par le Conseil d’Etat.

  La Grèce a déjà fait connaître son opposition à cette transformation dont la mise en application constituerait une grave humiliation pour les chrétiens de Turquie, en particulier pour le Patriarcat œcuménique de Constantinople qui représente la communauté chrétienne (orthodoxe) la plus nombreuse dans ce pays où les baptisés de tous rites constituent moins de 1 % de la population.

  • La Croix, 4 juin 2020.
  • L’Orient-Le Jour, 29 mars 2019.
  • Agence Fides, 6 juin 2020.