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Introduction

Le 12 août dernier, réagissant aux atrocités commises depuis le mois de juin par le « califat » auto-proclamé sous le nom d’« Etat islamique » contre les chrétiens et les membres d’autres communautés en Irak (yézidis, chiites, etc.) et à la faiblesse des condamnations émanant d’autorités musulmanes, le Vatican a publié une longue déclaration sous la signature du cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.

En voici un extrait.

La situation dramatique en Irak (…) exige une prise de position claire et courageuse de la part des responsables religieux, surtout musulmans (…). Tous doivent être unanimes dans la condamnation sans aucune ambiguïté de ces crimes et dénoncer l’invocation de la religion pour les justifier. Autrement, quelle crédibilité pourrait avoir encore le dialogue interreligieux patiemment poursuivi ces dernières années ? Les responsables religieux sont aussi appelés à exercer leur influence auprès des gouvernants pour la cessation de ces crimes, la punition de ceux qui les commettent et le rétablissement d’un état de droit sur tout le territoire, tout en assurant le retour des expulsés chez eux. En rappelant la nécessité d’une éthique dans la gestion des sociétés humaines, ces mêmes chefs religieux ne manqueront pas de souligner que le soutien, le financement et l’armement du terrorisme sont moralement condamnables ».

Ce texte à la fermeté inhabituelle suivait de peu une déclaration solennelle des représentants de toutes les Eglises d’Orient, catholiques et orthodoxes, réunis au Liban le 7 août à l’initiative du patriarche maronite, le cardinal Béchara Raï. Les participants, exaspérés, y ont exhorté les responsables musulmans, non seulement à dénoncer sans ambiguïté les agressions de « l’Etat islamique » mais aussi à prendre des mesures concrètes, aux plans éducatif, législatif et judiciaire, pour qu’elles ne puissent plus être justifiées en référence à l’islam.
L’actualité inquiétante au Proche-Orient et ses graves implications internationales nous ont conduits à rédiger une Petite Feuille verte hors série. Vous disposerez ainsi de l’analyse de CLARIFIER.
Bonne lecture !


 CHANGEMENTS D’ATTITUDES

Jusqu’à présent les condamnations émanant de personnalités et institutions musulmanes étaient rarissimes lorsque des violences commises au nom de l’islam concernaient des communautés et des personnes professant d’autres religions ou appartenant à d’autres cultures. Mais les événements en cours en Irak semblent obliger les musulmans à sortir de leur mutisme.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ces changements d’attitudes : l’extrême gravité et l’ampleur des agressions, qui peuvent interpeller les consciences ; la visibilité que leur confère la mondialisation de l’information et qui entraîne la détestation croissante de l’islam par les non musulmans ; la crainte que les djihadistes ne s’en prennent aussi aux autres musulmans sunnites (Etats et individus) accusés de tiédeur, de laxisme ou de compromission avec l’Occident.

Un aperçu des dénonciations

Un certain nombre d’institutions et de personnalités musulmanes ont donc pris position contre « l’Etat islamique » et ses agissements.

  • L’Organisation de la Conférence islamique (OCI, 57 Etats membres) a condamné des « persécutions qui n’ont rien à voir avec l’islam et ses principes qui appellent à la justice, la gentillesse, à la droiture, la liberté religieuse et la coexistence. De telles atrocités contredisent aussi les principes de l’OCI qui promeut une culture de tolérance et d’amitié parmi les nations et les peuples » (21 juillet).
  •  Kamel Kebtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon : « Nous considérons que la situation faite aux chrétiens d’Orient, telle que rapportée dans les médias, est inacceptable et condamnable, sévèrement et sans équivoque » (24 juillet).
  • L’Union des Organisations islamiques de France : « Ces comportements contredisent les enseignements et les valeurs que l’islam porte et ne reflètent en aucun cas les musulmans dans leur globalité » (25 juillet).
  • Le grand mufti d’Egypte, Chawki Allam : « Un groupe extrémiste et sanglant tel que l’Etat islamique est un danger pour l’islam et les musulmans, qui nuit à leur image en même temps qu’il verse le sang et répand la corruption » (12 août).
  •  L’Union mondiale des oulémas (savants) musulmans : « L’assassinat d’innocents, musulmans ou non musulmans, par certains groupes comme l’Etat islamique et sous le couvert de considérations confessionnelles répugnantes est un acte criminel » (27 août).
  • Le Conseil Français du Culte Musulman : « Les signataires dénoncent sans ambiguïté les actes terroristes qui constituent des crimes contre l’humanité et déclarent solennellement que ces groupes, leurs soutiens et leurs recrues ne peuvent se prévaloir de l’islam. Ces agissements d’un autre âge, tout comme les appels inconsidérés au djihad et les campagnes d’endoctrinement des jeunes ne sont fidèles ni aux enseignements ni aux valeurs de l’islam » (9 septembre).

Pour méritoires qu’elles soient, surtout en raison de leur nouveauté, de leur fermeté et de leur nombre, ces prises de position n’en demeurent pas moins entachées d’ambiguïtés et risquent de n’avoir pas l’efficacité attendue car elles éludent le problème de fond.

LE FOND DU PROBLÈME

A quel islam les signataires des déclarations ci-dessus se réfèrent-ils lorsqu’ils invoquent les « enseignements » et les « valeurs » de leur religion ?

Le combat pour Dieu

Les djihadistes trouvent dans les Ecritures sacrées de l’islam bien des passages qui légitiment, voire imposent, le recours à la violence dès lors qu’il s’agit de défendre les intérêts de l’islam, confondus avec ceux de Dieu, et d’agir pour son expansion dans le monde.
Le djihad est un devoir religieux, une « obligation de communauté » consistant à « faire effort » pour « la cause de Dieu », action qui, dans le Coran, n’est définie que sous son aspect guerrier. Le combat est prescrit à tous, même à ceux qui l’ont « en aversion » car c’est un bien pour eux (2, 216).

« Combattez [les incrédules] jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que le culte de Dieu soit rétabli » (2, 193).
– « Après que les mois sacrés se seront écoulés, tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades. Mais s’ils se repentent, s’ils s’acquittent de la prière, s’ils font l’aumône, laissez-les libres » (9, 5).
– « Combattez pour Dieu, car il a droit à la lutte que les croyants mènent pour lui » (22, 78).
En outre, le djihad ne doit jamais être interrompu : « Ne faiblissez pas ! Ne faites pas appel à la paix quand vous êtes les plus forts. Dieu est avec vous, il ne vous privera pas de la récompense due à vos œuvres » (47, 35).
Mahomet s’est lui-même employé à imposer l’islam aux populations de l’Arabie en recourant à l’invective, aux menaces eschatologiques (l’enfer) et au djihad. Le butin et les victoires contribuèrent largement au succès et à la propagation de l’islam, conférant à la prédication de Mahomet une authenticité « divine » et incitant les musulmans à imiter leur « beau modèle » (33, 21) auquel il convient d’obéir car « celui qui obéit au Prophète obéit à Dieu » (4, 80).
Ce sont ces ordres et ces règles que les djihadistes, au Levant, en Asie et en Afrique, et aussi en Europe, appliquent scrupuleusement. Pour eux, c’est cela être authentiquement croyant. Les auteurs des dénonciations n’ont d’ailleurs pas condamné le principe du djihad.
Pour le philosophe marocain Abdou Filali-Ansary, le contenu de l’enseignement dispensé dans les écoles et les mosquées est le terreau de l’« Etat islamique ».

 La plupart de nos jeunes apprennent à voir le monde en noir et blanc, à travers le prisme d’une vérité religieuse absolue (…). Les musulmans sont victimes d’une sorte de “fausse conscience”, parce que l’enseignement qu’ils ont reçu réprime toute capacité à se questionner, à critiquer » (La Croix, 22 août 2014).

Le djihad peut-il être aboli ?

A notre époque, certains penseurs musulmans préconisent une relecture des versets dérangeants en leur donnant un sens plus spirituel ou en les situant dans un contexte historique dépassé.
Abdou Filali-Ansary :

Sur le plan de la violence, tous les grands textes anciens sont à parité et parlent le même langage. Ils ne peuvent être changés, mais notre rapport à ces textes, lui, doit changer. D’autres y sont parvenus, comme l’Eglise catholique. Nous devons à notre tour apprendre cette leçon et bénéficier des ouvertures qu’apportent les sciences humaines pour lire nos textes fondateurs de manière différente, en respectant mieux leur sens. Ce n’est pas l’approche littéraliste qui leur est la plus fidèle mais celle qui tient compte du contexte » (La Croix, 22 août 2014).

Cette prise de position appelle plusieurs remarques.

  •  Selon une croyance partagée par tous les musulmans qui assument leur identité religieuse, le Coran émane directement et exclusivement de Dieu (une « dictée » divine), Mahomet n’ayant joué qu’un rôle de « transmetteur » docile. Aucun musulman, même parmi les tenants de sa relecture, ne remet en cause ce qui peut s’apparenter à un dogme. Le Coran est en outre réputé intemporel et immuable, valable pour tous les temps et tous les lieux. Contrairement à la Bible, il transcende l’histoire.
  • Les « textes anciens » du christianisme ne sont pas « à parité » avec ceux de l’islam. Certes, l’Ancien Testament comporte des passages qui légitiment la violence, le talion ou la lapidation, mais il a trouvé son accomplissement dans la loi d’amour annoncée par le Christ. L’Evangile et tous les écrits qui composent le Nouveau Testament s’opposent clairement à toute justification de la haine et des actes qu’elle inspire. L’Eglise lit d’ailleurs l’Ancien Testament à la lumière de Jésus-Christ. Toute autre lecture est invalide.
  •  En ce qui concerne la Parole de Dieu, l’islam ignore le concept d’inspiration, tandis que l’Eglise n’a jamais considéré la Bible comme une dictée divine. Pour elle, les livres bibliques sont des œuvres humaines écrites par des auteurs divers sous la motion de l’Esprit Saint. Les Evangiles eux-mêmes sont des témoignages. Cette réalité donne à l’Eglise toute liberté en matière d’interprétation et d’adaptation des Ecritures.
  • L’Eglise catholique dispose pour cela d’une autorité unique dotée d’un pouvoir magistériel revêtu du sceau de l’authenticité dont l’enseignement s’impose à tous les fidèles. Les non catholiques peuvent ainsi savoir quel est le christianisme véritable. Or, l’islam, en tout cas dans sa version sunnite (c’est à lui qu’appartiennent les djihadistes de l’« Etat islamique »), est dépourvu d’une semblable organisation hiérarchique. Aucune autorité représentative ne dispose donc du pouvoir de supprimer les parties du Coran moralement et humainement inacceptables. Si bien que lorsqu’un musulman applique à la lettre les ordres ou permissions coraniques, il peut prétendre répondre aux attentes de Dieu.

CONCLUSION

En fait, contrairement à ce que l’on entend dire, y compris au sein de l’Eglise, ce ne sont pas seulement les personnes musulmanes (en l’occurrence les terroristes) qui inquiètent mais plus fondamentalement les textes sacrés auxquelles elles se réfèrent.
Tant que les musulmans n’auront pas su dépasser ces obstacles structurels, aucun vrai renouvellement de la pensée islamique dans ses différents aspects (religieux, politique, social) ne sera envisageable. En attendant, oui, l’« Etat islamique » est l’ennemi des musulmans dont il défigure l’humanité, mais est-il réellement l’ennemi de l’islam comme certains responsables politiques et religieux musulmans l’ont déclaré ?

Annie Laurent


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