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Article paru dans France catholique, n° 3686 – 19 juin 2020

 Par Annie LAURENT

Lorsque l’Église catholique proclame la sainteté de l’un de ses membres, c’est pour le donner en modèle à toute la chrétienté. Et la Providence a l’art de susciter les saints qui correspondent aux besoins de l’Église à chaque étape de son pèlerinage terrestre. Cela se vérifie pour Charles de Foucauld. Sa béatification, célébrée à Rome par le pape Benoît XVI le 13 novembre 2005, est intervenue à un moment significatif de l’histoire : la mondialisation qui favorise comme jamais le mélange des peuples, des cultures et des religions, notamment du christianisme et de l’islam. La vie, la spiritualité et les écrits du Frère Charles de Jésus contiennent de précieux enseignements aptes à aider les chrétiens à aborder cette réalité géopolitique dans la fidélité à leur vocation baptismale.

Pourtant, l’héritage de celui qui se désignait lui-même comme « frère universel » n’a pas toujours été bien compris dans ses profondeurs quand il n’a pas, quelquefois, été récupéré à des fins idéologiques liées à certaines circonstances historiques, en particulier le « complexe » qui a atteint une large part de la société française après l’accession de l’Algérie à l’indépendance (1962), associant du même coup en une approche négative colonisation et évangélisation. Alors qu’au contraire l’administration coloniale, laïque, entravait l’effort missionnaire.

Charles de Foucaud s’en plaignait d’ailleurs, comme en témoigne sa célèbre sentence contenue dans une lettre adressée à René Bazin, son premier biographe, le 16 juillet 1916 – « Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent français est qu’ils deviennent chrétiens » (1). Cependant, cette position ne reposait sur aucun calcul politique. La vocation du Frère Charles, était avant tout missionnaire, et il en parlait abondamment dans ses correspondances, diaires et notes spirituelles, sur lesquels s’est appuyé Pierre Sourisseau pour rédiger sa biographie de référence (2). Il rejetait d’ailleurs l’idée, alors répandue dans les milieux français, selon laquelle les musulmans seraient inconvertissables, ce qui revenait, selon lui, à les considérer comme incapables de connaître la vérité et manifestait un insupportable manquement à la charité.

Des positions de Charles de Foucauld, on a beaucoup privilégié la spiritualité de « Nazareth » fondée sur un enfouissement associé à l’effacement. Aucune ambiguïté n’entachait pourtant son identité et ses intentions, comme l’a souligné Bazin : « L’image de la Croix, celle du Sacré-Cœur, disaient de loin quelle était la foi de cet homme blanc. Nul n’en pouvait ignorer […]. Le costume était une prédication […]. Les indigènes ne s’y trompèrent jamais » (3).

Il est vrai que les premières rencontres de Frère Charles avec des musulmans en Afrique du Nord ont suscité en lui l’interrogation fondamentale sur la dimension religieuse de l’existence. Il en a témoigné dans plusieurs lettres à son ami Henry de Castries juste avant son ordination sacerdotale. « L’islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines » (4).

Dans le contexte d’indifférentisme religieux et de sécularisation répandu en Europe depuis le milieu du XXème siècle, cette confidence a pu entraîner chez certains catholiques une survalorisation de l’islam. Néanmoins, commentant ces propos, Louis Gardet, l’un des meilleurs connaisseurs de l’ermite du Sahara, assure que « la connaissance explicite de l’islam ne fut pas le chemin tracé » dans sa conversion (5). L’abbé Huvelin, qui recueillit en 1886 la confession décisive de Charles, tout en faisant tomber ses objections envers le christianisme dont il lui transmit les fondements, lui fit en même temps percevoir les illusions que l’islam peut entretenir quant à son origine surnaturelle et à son élévation morale.

C’est pendant ses séjours à la trappe syrienne d’Akbès (1894-1895) et en Terre sainte (1897-1901) que le Père de Foucauld conçut son dessein d’apporter l’Évangile aux musulmans, selon des modalités qu’il s’attachera à observer jusqu’à la fin de sa vie. Dans une lettre du 28 novembre 1894 à son cousin Louis de Foucauld, il évoque ce projet. « La conversion de ces peuples dépend de Dieu, d’eux, et de nous chrétiens. Dieu donne toujours abondamment la grâce ; eux sont libres de recevoir ou de ne pas recevoir la foi ; la prédication dans les pays musulmans est difficile, mais les missionnaires de tant de siècles passés ont vaincu bien d’autres difficultés ». Et de préciser les moyens appropriés à cette mission : « La parole est beaucoup, mais l’exemple, l’amour, la prière, sont mille fois plus. Donnons-leur l’exemple d’une vie parfaite, d’une vie supérieure et divine ; aimons-les de cet amour tout-puissant qui se fait aimer ; prions pour eux avec un cœur assez chaud pour leur attirer de Dieu une surabondance de grâces, et nous les convertirons infailliblement. Mais pour cela, il faut être des saints, c’est cela seul qu’il faudrait et c’est ce que nous ne sommes pas » (6).

  • Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Plon, 1921, p. 444.
  • Charles de Foucauld. Biographie, Salvator, 2016.
  • cit., p. 214.
  • Cité in Charles de Foucauld, Pensées intempestives, dérangeantes et incorrectes, L’œuvre éd., 2011, p. 17.
  • « Le Père de Foucauld et l’islam », Se Comprendre, juin-juillet 2004, p. 2.
  • Bazin, op. cit.
  • Ibid., p. 213-214.