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Article paru dans La Nef n° 293, juin 2017.

 

Malgré les risques pour sa sécurité

et les tensions confessionnelles qui prévalent en Egypte, où l’Etat islamique (Daech) semble s’être solidement incrusté comme en témoignent les attentats à répétition de ces derniers mois, notamment contre les coptes, le pape François a maintenu son voyage au Caire où il s’est rendu les 28 et 29 avril derniers. Il répondait ainsi à une quadruple invitation : celles du président Abdelfattah El-Sissi, du grand-imam d’El-Azhar, Ahmed El-Tayyeb, qu’il avait reçu au Vatican en mai 2016, du pape copte-orthodoxe Théodore II et du patriarche copte-catholique Ibrahim- Isaac Sedrak.

Compte tenu de son importance, il convient de s’attarder sur le discours prononcé par le Saint-Père dans le cadre d’une Conférence internationale pour la paix qui se déroulait à l’Université d’El-Azhar. Il faut d’emblée souligner la nouveauté de ce texte, qui tranche avec les affirmations imprudentes auxquelles le pape nous avait habitués jusqu’ici lorsqu’il s’exprimait sur l’islam et son rapport à la violence, non seulement dans des propos d’avion mais aussi dans son enseignement. Ainsi, dans l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, publiée le 24 novembre 2013, il écrivait :

« Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence » (§ 253).

Selon le dominicain irakien Amir Jajé, membre du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux,

 les musulmans attendaient du pape qu’il dise que l’islam est innocent du terrorisme qui se réclame de lui » (1).

Mais, cette fois, le souverain pontife s’est gardé de tout jugement sur l’islam, mot qu’il n’a d’ailleurs pas prononcé, même si celui-ci parcourait tout son propos en filigrane. Une telle précaution n’a pas été évitée par le patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée 1er, dans son intervention à la Conférence d’El-Azhar où il a déclaré :

 Par notre présence ici aujourd’hui, nous voulons nous opposer à au moins un préjugé : l’islam n’est pas égal au terrorisme, car le terrorisme est étranger à toute religion ».

 Le pape François

a préféré élever le débat en indiquant les conditions nécessaires à une coexistence pacifique entre citoyens de convictions religieuses différentes. Il a pour cela renvoyé l’Egypte à ses antiques traditions « de civilisation » et « d’alliances », insistant d’abord sur l’importance de l’éducation des jeunes générations afin de les préparer à considérer le monde avec sagesse. Celle-ci « apprend du passé que du mal n’émane que du mal, et de la violence que la violence, dans une spirale qui finit par emprisonner » et prépare au dialogue, lequel doit conjuguer « trois orientations fondamentales » : « le devoir de l’identité, le courage de l’altérité et la sincérité des intentions ». Il n’est donc pas question, a-t-il précisé, de sacrifier à l’ambiguïté sur soi-même pour plaire aux autres, de traiter ceux-ci en ennemis et d’écarter le dialogue du « chemin de vérité, qui mérite d’être patiemment entrepris pour transformer la compétition en collaboration », ajoutant, en une formule où se reconnaît bien son style, la nécessité de former des jeunes aptes à « transformer chaque jour l’air pollué de la haine en oxygène de la fraternité ». Et ce programme passe par la reconnaissance des droits et libertés fondamentales, spécialement la liberté religieuse.

Pour le pape, l’Egypte, où se dresse le Sinaï, est particulièrement préparée à promouvoir « l’alliance pour le bien commun », ce qui nécessite de s’écarter d’un double refus, porteur de dangers : ne pas reconnaître la religion comme dimension constitutive de l’être humain et ne pas distinguer le politique et le religieux.

A ce moment de son discours, François, rappelant le commandement  divin « Tu ne tueras pas », rapporté dans la Bible (mais non dans le Coran, bien que celui-ci fasse allusion à la Loi donnée par Dieu à Moïse, sans toutefois en préciser le contenu, cf. 2, 63), s’est élevé avec vigueur contre toute justification religieuse de la vengeance et de la haine, sous peine de profaner le Nom de Dieu. Car « la violence est la négation de toute religiosité authentique » ; et d’affirmer que « la religion n’est pas un problème mais fait partie de la solution ». On peut cependant s’étonner de ces généralisations puisqu’en mêlant religion et idéologie et en attribuant le Coran à Dieu l’islam se considère bien comme authentique tout en perturbant l’aspiration à la paix. Mais le pape a bien précisé qu’il s’exprimait comme « chrétien ».

Sur ce sujet, il a été plus précis dans l’allocution qu’il a adressée au président Sissi, auquel il a rendu hommage pour sa « clarté » qui « mérite écoute et appréciation ». Le Saint-Père sait en effet que le raïs égyptien, préoccupé par les succès de l’islamisme djihadiste, pousse El-Azhar à œuvrer en vue d’une rénovation de la pensée religieuse afin de la rendre compatible avec les impératifs de la paix mondiale. Telle est l’origine des colloques organisés régulièrement par cette institution sur des thèmes sensibles (libertés, citoyenneté, etc.).  Omettant ici le mot « religion », ambigu en contexte musulman, François a affirmé :

 Le vrai Dieu appelle à l’amour inconditionnel, au pardon gratuit, à la miséricorde, au respect absolu de toute vie, à la fraternité entre ses enfants, croyants et non croyants ».

Et, dans une allusion implicite à la vision de l’islam qui engage l’homme à défendre « les droits de Dieu » par le djihad, il a dit aussi que

 le Créateur du ciel et de la terre n’a pas besoin d’être protégé par les hommes, au contraire c’est lui qui protège les hommes ».

La rencontre d’El-Azhar s’est terminée par une accolade très chaleureuse donnée par François à El-Tayyeb. Ce dernier s’est ainsi vu conférer par l’autorité suprême de l’Eglise catholique une légitimité à la tête d’une institution où il se trouve en position délicate à cause des résistances de certains de ses membres hostiles à toute innovation. Récemment, le Conseil supérieur des oulémas, organe magistériel d’El-Azhar, a refusé d’amender la pratique islamique des répudiations orales. Selon le Père Rafic Greiche, porte-parole de la Conférence des Evêques catholiques d’Egypte, « la priorité d’El-Azhar, en vérité, n’est pas de combattre l’extrémisme, c’est d’abord de corriger l’image de l’islam, il y a une différence » (2).

Quant aux suites à attendre des initiatives d’El-Tayyeb, le patriarche Sedrak, de passage à Paris à l’invitation de l’Oeuvre d’Orient, a confié aux journalistes qu’il rencontrait le 15 mai : «

Beaucoup de choses se disent mais il faut être réaliste : bien des responsables d’El-Azhar sont opposés à des changements. C’est pourquoi, dans son propre discours, El-Tayyeb ne s’est pas départi d’une position défensive ».

La visite de François au Caire

avait également pour but de renforcer la fraternité entre les Eglises catholiques et copte-orthodoxe, dont les premiers jalons ont été posés le 10 mai 1973 par une profession christologique commune signée à Rome entre Paul VI et Chenouda III, prédécesseur de Théodore II. Cependant, contrairement à ce qui était espéré, le douloureux problème des nouveaux baptêmes imposés à tout chrétien rejoignant l’Eglise copte-orthodoxe, notamment à l’occasion d’un mariage, n’a pas été résolu. Dans le texte qu’ils ont signé ensemble, les deux papes s’en sont tenus à une déclaration d’intention, celle-ci concernant aussi la recherche d’une date commune pour la célébration de Pâques.

Enfin, le Saint-Père tenait à encourager les chrétiens dans leur vocation. Lors d’une prière conjointe avec Théodore II et Bartholomée 1er, dans l’église cairote Saint-Pierre visée par un grave attentat le 31 décembre dernier, il a exalté la fécondité du martyre de l’Eglise égyptienne. Aux catholiques de tous rites venus assister à la messe célébrée pour eux dans un stade militaire, il a adressé des recommandations très exigeantes et peut-être trop sévères compte tenu de leurs souffrances, les mettant en garde contre un culte de façade car « Dieu regarde l’âme et le cœur et déteste l’hypocrisie ». Quant aux prêtres, séminaristes et religieux rencontrés au séminaire Saint-Léon-le-Grand, situé à Méadi, François les a invités à s’inspirer « des saints Pères du désert » et de saint Antoine, fondateur du monachisme, pour échapper aux tentations propres à leur état. Rentré à Rome, le pape s’est dit saisi par « la beauté de l’Eglise en Egypte ».

 

Annie Laurent

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  • La Croix, 2 mai 2017.
  • L’Orient-Le Jour, 27 avril 2017.