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Conférence donnée à l’abbaye Notre-Dame de Triors pour l’Association Saint-Benoît Patron de l’Europe, le 21 avril 2013.

 INTRODUCTION

Dans un article sur l’immigration musulmane en Europe, publié voici quelques années dans la revue française Sedes Sapientiae, le cardinal italien Biffi, ancien archevêque de Bologne, écrivait :

 Avec l’Islam, nous sommes en présence d’une interpellation de l’Histoire. Il faut l’affronter sans panique et sans superficialité .

Selon moi, l’Orient et l’Occident sont concernés dans les mêmes termes par ce défi. Je ferai donc d’abord deux constats.

Lorsque l’Islam est apparu au Proche-Orient au VIIème siècle, cette région était presqu’entièrement chrétienne, en dehors de quelques communautés juives éparpillées dans cet espace, et de la survivance de certains païens.

Que reste-t-il de présence chrétienne aujourd’hui ? 14 millions de fidèles, toutes confessions confondues, sur environ 350 millions d’habitants répartis en 17 pays.

Ce déclin numérique est tellement important que le berceau du christianisme semble sur le point de devenir un champ de pierres mortes, privé de ses pierres vivantes que sont les baptisés. C’est l’une des raisons pour lesquelles le pape Benoît XVI a convoqué le Synode spécial des Evêques qui s’est tenu à Rome du 10 au 24 octobre 2010.

Avec le recul, je peux dire que cette initiative a été vraiment prophétique. En effet, l’Assemblée romaine s’est déroulé deux mois avant le déclenchement des révoltes arabes qui ont suscité des débats sur la liberté, la citoyenneté, l’égalité devant la loi, la laïcité, la paix, etc. Ces sujets ont occupé une large place durant le Synode. Et malheureusement, la situation des chrétiens dans le monde arabe s’est encore aggravée depuis ces révolutions.

A Rome

la géopolitique a occupé une partie des débats mais, en fait, il s’agissait d’un Synode pastoral dont le but était d’examiner comment aider les chrétiens du Proche-Orient à vivre les exigences de leur baptême dans le contexte troublé de notre temps.

En Occident

en Europe et spécialement en France, l’Evangile est arrivé très tôt, puisque dès les trois premiers siècles de notre ère des saints et évangélisateurs de premier ordre ont annoncé la Bonne Nouvelle du salut. Il y a eu d’abord les meilleurs amis de Jésus arrivés en Provence : les saints Lazare, Marthe, Marie-Madeleine, Maximin, etc. ; puis, à Lyon : les saints Pothin, Blandine, Irénée, etc. ; ensuite, au IVème siècle, saint Martin à Tours ; en 496, grâce au baptême de Clovis, la France était chrétienne. Puis, au VIème siècle, est venu saint Benoît en Italie, avec ses moines qui ont tant fait pour la christianisation de l’Europe.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

La France et l’Europe sont paganisées et beaucoup de baptisés vivent dans un état d’apostasie pratique comme le disait le bienheureux Jean-Paul II. Lors du Synode, Benoît XVI a dénoncé l’idolâtrie, en méditant sur l’attrait actuel pour les faux dieux (l’argent, le pouvoir, la domination, la violence, etc.).

Au Proche-Orient comme en Europe, l’Islam n’a cessé de progresser en nombre et en influence. Il est vrai que l’Islam possède des forces redoutables, mais en même temps il faut bien considérer qu’il prospère sur la faiblesse des chrétiens.

Face à ce constat, quel est le remède ? Il y en a un seul : la conversion, la sainteté.

Comme un signe des temps, le concile Vatican II a d’ailleurs rappelé la vocation universelle des fidèles à la sainteté. Voici ce qui est écrit dans la constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium :

« Dans l’Eglise, tous, qu’ils appartiennent à la hiérarchie ou qu’ils soient régis par elle, sont appelés à la sainteté, selon la parole de l’Apôtre : “ Oui, ce que Dieu veut, c’est votre sanctification” (I Th 4, 3). Saint Paul reprenait l’enseignement de Jésus-Christ : “ Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait” (Mt 5, 48) ».

Etre saint, c’est laisser s’imprimer en soi la marque divine du Christ, dans un rapport filial à Dieu le Père et dans la docilité aux impulsions de l’Esprit Saint. Il y a une dimension trinitaire à la sainteté à travers les vertus théologales : foi, espérance et charité.

Il est capital d’en prendre conscience dans nos rapports avec l’Islam et les musulmans.

 

Plan

I – Les chrétiens d’Orient face à l’Islam

II – Les chrétiens d’Europe face à l’Islam.

 

I – LES CHRÉTIENS D’ORIENT FACE À L’ISLAM

  1.  Dans l’Histoire

Dès le début, les défaillances des chrétiens dans les sociétés orientales ont servi le projet de l’Islam. Cette religion nouvelle, prêchée par Mahomet à partir de 610, s’est greffée sur des hérésies chrétiennes qui sont le fruit de l’orgueil, mère de tous les péchés.

Aux VIème-VIIème siècles, le christianisme était implanté dans la péninsule arabe où ils avaient établi des royaumes (Ghassanides, Lakhmides, etc.). Même à La Mecque, selon certaines traditions, il y aurait eu une Eglise constituée avec un évêque. Mais, les historiens montrent que ces chrétiens adhéraient à des doctrines erronées, surtout à propos de la christologie. Voici quelques-unes de ces hérésies.

– L’arianisme.

Promue par Arius, prêtre d’Alexandrie (IVème siècle), cette doctrine niait la divinité du Christ, ne lui reconnaissant qu’une filiation divine de type adoptif. Elle fut condamnée au concile de Nicée (325) qui introduisit la notion de « consubstantialité » entre le Père et le Fils, que l’on trouve encore dans le Credo, à condition qu’il soit bien traduit.

– Le nestorianisme.

Son auteur, Nestorius, fut élu patriarche de Constantinople en 428. Il affirmait deux personnes en Jésus-Christ, l’une divine, l’autre humaine, et en conséquence refusait l’union hypostatique des deux natures dans l’unique Personne du Verbe. Pour lui, Marie était donc seulement la mère de l’homme Jésus. Cette thèse fut condamnée au concile d’Ephèse (431) qui proclama Marie Theotokos, c’est-à-dire mère de Dieu.

– Le docétisme.

Du verbe grec dokein = paraître. Cette doctrine, répandue à partir du IIème siècle, resurgie au VIème siècle (monophysisme), nie que le Christ ait pris une nature humaine, passible et mortelle. Il n’en aurait eu que l’apparence. Le docétisme nie l’historicité réelle de l’acte rédempteur du Christ, et donc sa Passion, sa crucifixion, sa mort et sa Résurrection glorieuse. Saint Irénée a lutté contre cette hérésie.

Il est frappant de constater que le Coran reprend ces doctrines à son compte.

« Dis : Lui, Dieu, est Un ! Dieu, l’Impénétrable ! Il n’engendre pas, Il n’est pas engendré ; nul n’est égal à Lui » (112, 1-4).

« Impies sont ceux qui disent que Dieu est le Messie, fils de Marie » (5, 72).

Le titre « Messie » est ici un simple titre d’honneur.

«  Ne dites pas Trois » (4, 171).

« Il ne convient pas que Dieu se donne un fils » (19, 35). Cf. aussi 10, 68.

«  Ils [les Juifs] ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi » (4, 157).

Le Coran se fait aussi l’écho des disputes doctrinales entre les différents groupes chrétiens qu’il appelle « les factions ».

D’autres hérésies chrétiennes sont reprises par le Coran.

– Le pélagianisme.

Conçue par un moine, Pélage, ayant vécu à Rome puis en Palestine (IVème-Vème siècles), cette doctrine rejette la réalité du péché originel. Pour Pélage, l’homme obtient la récompense du Ciel par ses propres forces, sans avoir besoin de la grâce divine. Au fond, il s’agit ici d’une forme de volontarisme. Le pélagianisme fut condamné par le pape Innocent 1er (401-417) puis par les conciles de Carthage et d’Orange. Or, le péché originel et la nécessité de la grâce, comme de la Rédemption, sont absents du Coran.

A cause de la présence de ces doctrines, mais aussi d’évocations pseudo-bibliques, l’Islam a été perçu par beaucoup de chrétiens orientaux comme une nouvelle forme de christianisme. On ne s’en est pas méfié.

Saint Jean Damascène lui-même (v. 676-749), dans ses Ecrits sur l’Islam contenus dans son livre sur les hérésies, considère la religion musulmane comme l’hérésie n° 100. Mais il la qualifie aussi de « religion idolâtrique ». *

Cependant, ce Père de l’Eglise sut résister aux attraits de l’Islam, ce qui lui a ouvert les portes de la sainteté.

Le calife Omar II qui régnait à Damas ayant pris un décret imposant aux hauts fonctionnaires chrétiens de se faire musulmans, Jean, par fidélité au Christ, abandonna le poste qu’il occupait dans l’administration, renonçant ainsi à une carrière qui lui octroyait honneurs et richesse. Il se fit moine à Saint-Sabas, près de Jérusalem, en Palestine. Beaucoup de chrétiens apostasièrent alors, mais il y eut aussi beaucoup de martyrs. Saint Jean combattit aussi l’hérésie iconoclaste (interdiction du culte des images), qui était sans doute inspirée par l’Islam.

Les disputes et divisions

engendrées par ces hérésies ont entraîné l’atomisation de l’Eglise, laquelle s’est surtout cristallisée autour du concile de Chalcédoine (451) qui a défini l’identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme, avec double nature, humaine et divine, sans confusion et sans séparation. Certains chrétiens ont suivi les canons de ce concile, d’autres non. Des communautés chrétiennes se sont alors séparées de l’orthodoxie (Rome et Constantinople, qui étaient alors unies). Il faut cependant souligner que des calculs non doctrinaux ont aussi motivé ces ruptures. Par exemple, les chrétiens de Perse et une partie de ceux de Mésopotamie ont adopté l’hérésie nestorienne pour prouver au pouvoir impérial, sassanide et païen (ils professaient le zoroastrisme), en guerre contre l’empire byzantin, qu’ils n’étaient pas inféodés à Constantinople. Ils espéraient ainsi échapper aux persécutions. Ce calcul s’est avéré vain. Ainsi, on ne gagne rien à rester attaché à la Vérité, même au prix de sa vie. Les rivalités qui ont alors déchiré les chrétiens ont favorisé l’expansion de l’Islam.

Il faut aussi évoquer le grand schisme de 1054

qui a entraîné un éloignement dramatique entre l’Orient et l’Occident chrétiens. L’Islam s’en est trouvé renforcé.

Cependant, l’Eglise byzantine, très affaiblie par l’avancée des Turcs en Asie mineure après leur victoire de Mantzikert (XIIème siècle), ville située au centre de l’Anatolie, accepta de répondre favorablement aux initiatives des papes pour rétablir l’unité. L’événement le plus important dans ce sens fut, au XVème siècle, le concile de Florence auquel assistèrent de hauts dignitaires orientaux appartenant à plusieurs Eglises séparées. Ce concile se conclut par un Acte d’union (1439), document qui fut signé par Basilius Bessarion, l’envoyé de patriarche de Constantinople, Joseph II.

Mais l’opposition d’une partie du clergé grec puis la chute de Constantinople aux mains des Turcs (1453) empêchèrent la réconciliation de se concrétiser. Le sultan vainqueur, Méhémet II, imposa l’élection de Georges Scholarios au siège patriarcal devenu vacant. Ce prélat avait soutenu l’union des Eglises, mais, rentré chez lui, il avait compris qu’il pourrait être patriarche s’il revenait sur son engagement et faisait allégeance au nouveau maître des lieux.

Nous connaissons tous la célèbre formule dont il est l’auteur :

Le turban plutôt que la mitre .

On a là un exemple montrant comment le péché des chrétiens, l’orgueil, le goût du pouvoir et des honneurs, favorise l’Islam.

Le Proche-Orient

continua de s’émietter sur le plan ecclésial, notamment durant le règne de l’Empire ottoman (XVIème-XXème siècles). Les communautés chrétiennes furent alors organisées en millet (mot turc signifiant « nation », comprise sous l’angle confessionnel), ce qui permit à leurs fidèles de vivre sous la dépendance de leurs hiérarchies religieuses, et de conserver leur identité, donc de leur assurer une certaine survie collective.

Mais ce système confessionnel exacerbé accrut la séparation entre fidèles de diverses obédiences qui cultivèrent les préjugés, les rivalités, l’inimitié, et parfois les haines entre Eglises. On trouve encore aujourd’hui les traces de ce passé bien qu’elles tendent à s’estomper avec la prise de conscience du péril qui menace l’existence de tous les chrétiens, quelle que soit leur appartenance. Le millet ne leur épargna cependant pas les inconvénients et humiliations afférant au statut de la dhimmitude (protection-assujettissement) imposé par la loi islamique aux ressortissants juifs et chrétiens d’un Etat gouverné par l’Islam. Pour échapper à cette situation, des populations entières de chrétiens se convertirent à l’Islam. Comme l’histoire le montre, la dhimmitude est en fait une arme très efficace dont dispose l’Islam pour pousser les chrétiens à se faire musulmans.

La signature des Capitulations entre Soliman le Magnifique et François 1er (1535) apporta cependant une amélioration au sort des chrétiens du Proche-Orient. Le roi de France put alors protéger ses sujets séjournant au Levant pour la diplomatie, le négoce ou toute autre cause, et, par extension, ce droit s’appliqua à tous les catholiques (unis à Rome) orientaux.

La papauté

tira profit de cette nouvelle situation pour susciter l’installation là-bas de congrégations missionnaires latines, avec l’accord et la collaboration de la France. Furent ainsi créées sur place des oeuvres hospitalières, artistiques et des établissements d’enseignement. Cela favorisa le rattachement au Siège de Pierre de certaines communautés jusque-là séparées.

Le premier mouvement d’union eut lieu en 1724 lorsqu’une partie des Libanais et des Syriens relevant du Patriarcat d’Antioche des grecs-orthodoxes dont le siège est à Damas s’en détacha pour donner naissance à l’Eglise grecque-melkite-catholique, ayant aussi son siège à Damas. D’autres initiatives semblables suivirent, aboutissant à des scissions au sein de chaque Eglise, sauf chez les maronites, unis à Rome depuis les Croisades.

Cette situation nouvelle engendra l’hostilité des orthodoxes envers les catholiques. Au fond, chaque Eglise évolua de son côté. La célébration de Pâques à des dates différentes manifeste concrètement ces divisions et constitue un contre-témoignage aux yeux des juifs et des musulmans du Proche-Orient. Cette question n’est pas encore résolue au niveau des Eglises, mais dans la réalité des progrès ont cependant été accomplis à cet égard. Ainsi, cette année, tous les catholiques d’Egypte ont été invités à s’aligner sur le calendrier copte pour le Carême et la Semaine sainte qui culmine avec Pâques le dimanche 5 mai.

Pour les rapports entre Eglises au Proche-Orient,

il faut aussi tenir compte d’un autre événement historique : la restauration, en 1847 par le pape Pie IX, du patriarcat latin de Jérusalem qui avait été abandonné après la victoire de Saladin sur les Croisés en 1187. A la suite de cet acte, des catholiques orientaux ont entretenu des rapports complexés avec Rome afin de ne pas déplaire aux chrétiens qui ne reconnaissent pas encore l’autorité du pape. On remarque en effet que, dans certaines Eglises catholiques orientales, on n’accepte pas toujours de bon gré la primauté juridictionnelle du souverain pontife et même, parfois, l’universalité de l’Eglise latine. C’est ainsi que, même chez les maronites, des réticences se manifestent lorsque des vocations se dirigent vers les ordres et congrégations latins.

Toutefois, si le Proche-Orient n’a pas su ou pu résister à la domination musulmane, il a donné à l’Eglise universelle de nombreux saints et martyrs. En voici quelques exemples.

  • – Les trois frères Massabki, maronites, tués en 1860 dans une église franciscaine de Damas pour avoir refusé de se convertir à l’islam. Ils ont été béatifiés en 1926. Leur assassinat ayant eu lieu en même temps que plusieurs religieux latins (franciscains), a inspiré cette réflexion à Mgr Guy Noujaim, évêque maronite du Liban. Lors du Synode de 2010, évoquant cet épisode, il a relevé que le sang de l’Orient et de l’Occident chrétiens se sont mêlés dans le témoignage à la Vérité.
  •  Mgr Ignace Maloyan, archevêque arménien-catholique de Mardine (Turquie), tué en 1915, pendant le génocide perpétré par les Turcs, après avoir refusé d’abjurer la foi au Christ. Il a été béatifié en 2001.
  • Marie de Jésus Crucifié. Née en Galilée en 1846, morte en 1878 sur le chantier du carmel de Bethléem qu’elle avait été chargée d’édifier.
  • Mariam, la « Petite Arabe », a bénéficié de grâces surnaturelles extraordinaires. Ayant été égorgée par un musulman à Alexandrie, elle fut sauvée par la Sainte Vierge en personne. Puis elle devint carmélite à Pau et fit d’étonnantes prédictions sur l’avenir de la France au Proche-Orient. Elle aimait beaucoup notre pays, qu’elle appelait son « rosier ». Elle a été béatifiée en 1983.

 2°/ La situation actuelle

a) L’héritage du passé et du contexte culturel.

Les chrétiens du Proche-Orient ont hérité du passé que je viens d’évoquer une conception quelque peu déformée de l’identité baptismale. Ils ont donné la primeur à l’appartenance sociologique : on naît maronite, melkite, arménien, copte, etc., avant d’être chrétien. Or, le baptême n’est pas une carte d’identité, il engage toute la personne envers elle-même et dans son rapport aux autres, y compris aux non-chrétiens, donc aux musulmans, et dans sa relation avec Dieu. Beaucoup de chrétiens, tout en étant très pratiquants, se sont installés dans ces situations. Cela ne les aide pas à résister à la tentation d’émigrer à l’étranger, certes pour chercher la liberté qui leur manque chez eux, mais aussi parfois pour bénéficier d’un plus grand bien-être matériel. Ce faisant, ils perdent de vue la vocation et la mission que le baptême leur confère.

Certains chrétiens ont adopté des comportements spécifiques à l’Islam, lequel envisage les relations avec les non-musulmans en termes de rapports de forces, pas seulement militaires. Alors, ces chrétiens cherchent à se montrer forts, puissants ou riches. Ils cultivent les apparences par des trains de vie ostentatoires, par un attachement excessif à l’argent et aux biens matériels, et cela se voit même dans certains milieux religieux et ecclésiastiques où l’on n’a pas toujours un rapport clair avec l’exigence de pauvreté propre à la vie consacrée.

On signale des abus tels que des honoraires excessifs pour les sacrements et les procédures en nullité de mariage, des scolarités trop onéreuses pour les familles pauvres, des voyages fréquents à l’étranger, etc. Il est donc important que les chrétiens, surtout les pasteurs, retrouvent modestie, humilité, simplicité, attention aux défavorisés.

b) L’attrait des modèles occidentaux.

Les chrétiens du Proche-Orient subissent souvent la séduction de la modernité occidentale véhiculée par les moyens de communication actuels (télévision, Internet, etc.). Ils s’emparent alors des idéologies telles que le féminisme, le libéralisme, la laïcité (celle-ci les dessert dans le contexte actuel où l’Islam perçoit souvent la laïcité comme une forme d’athéisme), etc., et s’alignent sur des mœurs contraires à la loi naturelle ou suivent des modes vestimentaires importées d’Occident.

Des chrétiennes s’habillent à l’occidentale uniquement pour montrer qu’elles ne sont pas musulmanes, sous-entendu qu’elles sont libres. Cela peut contrevenir à la pudeur, à la bienséance et à la discrétion. En outre, ces comportements trompent des musulmans tentés d’y voir une authentique libération de la personne ; ils offrent un contre-témoignage à la majorité des musulmans tentés de les assimiler à la morale chrétienne. La situation est préoccupante puisqu’au Proche-Orient aussi il y a une crise du mariage, de la famille et des vocations. Ces sujets ont aussi été abordés durant le Synode de 2010.

Il faut enfin mentionner les conversions de chrétiens à l’Islam non par conviction mais par recherche d’une vie plus facile ou par opportunité. L’Islam est une religion contraignante mais facile, tant sur le plan doctrinal que sur le plan moral. Par exemple, devenir musulman permet d’épouser une musulmane (l’exigence est formelle dans le Coran : sourate 2, verset 221) ou de divorcer, offre des avantages de carrière, etc.

Il m’en coûte évidemment beaucoup d’évoquer ces faiblesses et dérives, compte tenu de mon amour pour les chrétiens orientaux et de tout ce que je leur dois. Et je sais bien qu’il ne m’appartient pas de leur donner des leçons. Qui suis-je pour cela ? Mais, par souci d’honnêteté, il m’est cependant impossible de taire ces situations.

 c) Des saints contemporains.

Comme dans le passé, le Proche-Orient s’illustre aujourd’hui par la sainteté. En 2009, deux catholiques orientaux ont été béatifiés :

– Une religieuse native de Jérusalem, Marie-Alphonsine Ghattas (1843-1927), fondatrice des Sœurs de Notre-Dame du Rosaire, qui est une congrégation arabe latine, bel exemple de l’inculturation de l’Eglise latine en Orient.

– Un religieux libanais, Frère Stéphane Nehmé, frère convers de l’Ordre Libanais Maronite (1889-1938), admirable d’humilité et de charité. Il succède à trois grands saints que l’Eglise maronite a donné à l’Eglise universelle : Charbel Makhlouf, Rafqa de Himlaya et Neemtallah Hardini, tous trois religieux libanais béatifiés et canonisés au XXème siècle.

Je pense que l’imitation de ces saints, qui ont vécu le renoncement à eux-mêmes et se sont sacrifiés par amour de la Croix, constitue le meilleur antidote aux problèmes que j’ai évoqués.

Il ne faut pas omettre les prêtres et religieux latins qui ont offert le sacrifice de leur vie par amour du Christ et fidélité à leur engagement :

  • Mgr Pierre Claverie, évêque d’Oran,
  • et les moines de Tibarine assassinée en Algérie en 2006 ;
  • le Père Andrea Santoro, abattu la même année dans son église à Trébizonde (Turquie). Pour moi, le Père Santoro a pratiqué d’une manière particulièrement juste le dialogue avec les musulmans (vérité et charité) comme il le montre dans ses Lettres de Turquie publiées par les éditions du Jubilé, livre que j’ai eu l’honneur de préfacer.

II – LES CHRÉTIENS D’EUROPE ET L’ISLAM

1°/ Rappels historiques

Les assauts de l’Islam contre l’Europe ont commencé dès le VIIIème siècle et là aussi des résistances chrétiennes ont emprunté le chemin de la sainteté. Voici quelques exemples significatifs.

a) La Reconquête en Espagne dont une grande partie a été occupée par l’Islam pendant sept siècles. La résistance a commencé très tôt mais la victoire militaire contre les musulmans n’a été obtenue que lorsque les chrétiens de la péninsule Ibérique avaient dépassé leurs divisions pour s’unir en une même croisade patronnée par le pape Innocent III. Une première victoire a eu lieu en 1212 et la Reconquête a été achevée en 1492 par les Rois catholiques, Ferdinand et Isabelle. Il est de bon ton de les critiquer aujourd’hui et pourtant leur sainteté de vie est attestée, surtout pour Isabelle dont le procès en béatification a été ouvert. En outre, de nombreux martyrs avaient préparé ce retour de l’Espagne à un pouvoir catholique. Il ne faut pas oublier les martyrs de Cordoue, au IXème siècle.

b) Les offensives turques contre l’Europe

Nous avons tous en mémoire la bataille de Lépante (1571), où la sainteté a permis la victoire de coalition chrétienne, la Sainte Ligue, voulue par le pape Pie V qui assortir cette initiative de la récitation du Rosaire. Nous avons là un signe éclatant de l’efficacité de la prière lorsqu’elle est sincère et persévérante.

D’autres victoires contre les Turcs furent obtenues avec le secours de saints.

– En 1456, Belgrade, capitale de la Hongrie, fut délivrée des armées ennemies, pourtant supérieures aux troupes chrétiennes, grâce au soutien spirituel apporté à ces dernières par leur aumônier, le Napolitain saint Jean de Capistran. Cette victoire fut suivie de l’inscription au calendrier liturgique latin de la fête de la Transfiguration déjà célébrée en Orient.

– Lors d’un nouvel assaut des Turcs contre la Hongrie, saint Laurent de Brindisi, Italien lui aussi, fut envoyé par le pape Clément VIII comme aumônier auprès des armées chrétiennes qui défendaient à nouveau la Hongrie. Il contribua à la victoire d’Albe- Royale (1601).

– Enfin, en 1683, la levée du siège de Vienne, en Autriche, dut beaucoup au soutien spirituel apporté par le capucin italien, Marc d’Aviano. En action de grâces, la fête liturgique du saint Nom de Marie, déjà célébrée en Espagne, a été étendue à toute l’Eglise, et inscrite au calendrier à la date de la victoire, le 12 septembre. Lors de la béatification du Père d’Aviano, en 2003, le pape Jean-Paul II a eu cette phrase très intéressante pour nous aujourd’hui : « Le bienheureux d’Aviano rappelle au continent européen que son unité sera plus solide si elle se fonde sur les racines chrétiennes communes ».

Tous ces exemples montrent, me semble-t-il, que la force spirituelle entraîne la force temporelle.

 

2°/ L’Europe aujourd’hui

Que reste-t-il de l’Europe chrétienne ? Elle se renie, comme l’a montré le refus de ses dirigeants d’inscrire l’héritage chrétien dans la Constitution de l’Union européenne ? Et la France se situe en tête dans cette opposition que l’on peut sans doute qualifier de sacrilège. L’Islam arrive chez nous au pire moment : nous sommes affaiblis et pas préparés à relever ce défi. Parmi les manifestations de notre apostasie, on peut relever les exemples suivants.

a) La laïcité

Il s’agit d’une laïcité conçue comme laïcisme, donc éloignée du précepte évangélique « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 21). La vraie laïcité consiste à distinguer, non à séparer. L’Etat n’a pas à être gouverné par le pouvoir religieux mais il ne doit pas rejeter la religion de l’espace public. Il est moralement tenu de se conformer à la loi naturelle, qui n’est pas confessionnelle mais universelle, même si elle est portée à sa perfection par l’Evangile. Le pape Benoît XVI a donné une définition très juste de la laïcité dans l’exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente, qu’il a remise aux responsables des Eglises catholiques orientales lors de son voyage au Liban, en septembre 2012. « La saine laïcité signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux ».

Ce laïcisme s’accompagne de l’indifférentisme de l’Etat qui cherche à traiter toutes les religions à égalité comme si elles étaient équivalentes. Cette approche le conduit à calquer sur les religions non-chrétiennes des institutions empruntées à l’Eglise mais étrangères à ces religions. L’exemple de la création d’aumôneries musulmanes, dans l’armée, les prisons et les hôpitaux, illustre bien cette méconnaissance et cet aveuglement. L’Islam ne connaît pas, en effet, la notion de médiation. En procédant de la sorte, l’Etat favorise finalement le communautarisme musulman, ce qui est nuisible à l’unité nationale et à la paix civile.

Ce laïcisme

a aussi entraîné la privatisation de la foi et de la morale, ainsi que le relativisme en ces deux domaines. Et c’est ainsi que notre Europe est tombée dans l’état de décadence dont les manifestations sont évidentes à qui veut bien voir la réalité en face : matérialisme, individualisme, hédonisme, égoïsme, dénatalité, féminisme, théorie du genre. Tout cela aboutit à la déshumanisation de l’homme.

 

b) L’infiltration du laïcisme dans l’Eglise en Europe

L’Eglise, dans sa dimension humaine, est elle aussi affectée par les conséquences du laïcisme. La sécularisation s’y accélère, provoquant la perte du sens du sacré, notamment dans la liturgie. Le voile des religieuses a été supprimé, il est remplacé par le voile islamique que porte un nombre croissant de musulmanes. Le relativisme doctrinal a aussi pénétré les milieux catholiques, avec toutes les théories fumeuses qui s’y répandent et le doute qu’elles distillent, même sur la personne de Jésus-Christ. Je pense à un livre de Frédéric Lenoir au titre suggestif : « Comment Jésus est devenu Dieu ». Finalement, qui est Jésus pour nous aujourd’hui : un simple copain ? L’indifférentisme religieux conduit aussi à de graves confusions en matière doctrinale, et ceci en contradiction avec l’enseignement du Magistère.

De là naissent des formulations erronées qui suggèrent que l’Islam est une religion apparentée au christianisme : les religions monothéistes, les religions abrahamiques, les religions du Livre. Cette dernière expression est particulièrement inacceptable. En effet, quel Livre les chrétiens partageraient-ils avec les musulmans ? Sûrement pas le Coran ! Si ce dernier emprunte des passages à la Bible, il les déforme pour les faire correspondre à une perspective qui n’est pas celle de la Bible et qui est étrangère à la Rédemption.

L’Islam ne fait donc pas partie de notre patrimoine religieux. En outre, nous, chrétiens, nous ne pouvons pas nous définir comme les disciples d’un Livre, nous sommes les disciples d’une Personne vivante, Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme l’enseigne d’ailleurs très nettement le Catéchisme de l’Eglise catholique (cf. n° 108).

Dans l’Eglise,

on voit aussi certains catholiques s’aligner sur les idées laïcistes, comme « les droits de l’homme », concept qui recouvre une idéologie anti-humaine. N’est-ce pas au nom des droits de l’homme que l’on légalise l’avortement, l’euthanasie, le mariage homosexuel, la théorie du genre, etc. ?

L’Eglise doit retrouver le langage qui lui est propre. Je suggère que l’on parle plutôt du respect de la dignité de la personne humaine. J’ai défendu cette position lors du Synode de Rome, en 2010. C’est de son état de personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu que l’homme tire sa dignité. Il s’agit d’une dignité ontologique, inaliénable et inviolable, contrairement au concept islamique qui est juridique.

Après le concile Vatican II s’est, en outre, développée dans certains milieux catholiques, une interprétation déviante du dialogue interreligieux, en vertu de quoi il ne serait plus nécessaire d’évangéliser les non-chrétiens et le baptême ne serait plus nécessaire au salut. On entend encore des prêtres estimer que le fait de baptiser un musulman contredit le dialogue ou bien affirmer qu’il faut répondre au besoin d’Islam des musulmans !

La mission de l’Eglise

est pourtant d’évangéliser, comme le rappellent sans cesse les papes depuis le Concile. Il suffit de lire l’exhortation apostolique de Paul VI, Evangelii nuntiandi (1975) et l’encyclique de Jean-Paul II, Redemptoris missio (1990).

A la suite d’une mauvaise compréhension de la formule du « levain dans la pâte », des catholiques ont aussi promu la conception de « l’enfouissement », conception que l’on attribue d’ailleurs à tort au bienheureux Charles de Foucauld dont le message a été déformé et récupéré. Or, pour lui, l’enfouissement ne signifiait pas « invisibilité ». Ses propos sur l’Islam ne laissent aucun doute sur le regard lucide qu’il portait sur cette religion et sur son rêve de convertir les musulmans. Aujourd’hui, hélas, L’enseignement du catéchisme ne permet plus aux jeunes de répondre de leur foi de manière crédible.

Certains noient le poisson en taisant les différences, pourtant très importantes, entre le christianisme et l’Islam, ou bien en refusant de prendre au sérieux les comportements inacceptables permis par le Coran, comme la violence, les atteintes à la liberté religieuse, la condition inférieure de la femme, le sort réservé aux non-musulmans, etc.

Les élites politiques, intellectuelles et religieuses sont aveuglées par les idéologies comme le pacifisme. On ne veut plus avoir d’ennemi. Mais le Christ Lui-même a eu des ennemis et il l’a reconnu. La question n’est pas d’avoir ou de ne pas avoir des ennemis, c’est un état de fait inhérent à la condition humaine à cause du péché originel. Mais ce qui fait la différence, c’est l’attitude enseignée par Jésus face à ce mal et l’attitude que nous adoptons nous-mêmes. Il s’agit d’aimer nos ennemis et de pardonner à nos bourreaux.

L’Europe,

y compris parmi ses élites chrétiennes, est aujourd’hui atteinte d’un syndrome que j’appelle « dhimmitude mentale » ou « auto-dhimmitude » : par peur de gêner les musulmans, nous anticipons une situation de soumission, assortie de toutes sortes de concessions à des demandes contraires à nos valeurs et à nos traditions, alors que l’Islam ne gouverne pas nos pays, du moins pas encore. Cette « auto-dhimmitude » est grave car elle nous conduit à la lâcheté et nous prive de toute lucidité et de toute attitude responsable.

Au fond, l’Europe ne sait plus qui elle est ni quelle est sa mission dans le monde.

La situation actuelle chez nous ressemble à celle qui prévalait au Proche-Orient au VIIème siècle lors de l’apparition de l’Islam. Je dirai même qu’elle est pire. A cette époque, l’Orient était certes miné et affaibli par les hérésies et les schismes, mais, selon ce que l’on peut savoir, la piété et la vertu y prédominaient encore. Le pire, c’est que nous entraînons sur cette pente suicidaire les chrétiens du Proche-Orient, prompts à nous imiter dans nos dérives.

Heureusement, nous avons quand même l’exemple de grands saints contemporains en Occident. Ils nous sont donnés par le Seigneur avec une sainteté qui correspond aux besoins spirituels de notre temps.

A cet égard, il est heureux que les papes insistent sur l’importance de la sainteté pour tous en multipliant les béatifications et les canonisations.

Le seul moyen de faire barrage à l’Islam et à ses prétentions consiste à devenir des saints, autrement dit à vivre pleinement les exigences de notre baptême.

Il faut que les musulmans voient des saints, au Proche-Orient et en Europe. Cela passe par notre conversion, par le renouvellement de notre vie intérieure et notre changement de vie. Il importe aussi d’œuvrer à refaire de nos sociétés un tissu chrétien, en nous appuyant sur la doctrine sociale de l’Eglise, ce qui sera bénéfique à tous, chrétiens et non-chrétiens.

Par Annie Laurent