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I – LES SOURCES CANONIQUES

L’islam reconnaît deux sources considérées comme d’origine divine.

1°/ Le Coran

Contrairement à une idée répandue, le Coran n’édicte pas la totalité de la Loi à suivre. Les versets normatifs sont même minoritaires dans l’ensemble du texte. On n’en dénombre qu’environ 500 sur un total de 6 236.

Ces versets concernent surtout le culte, le mariage, le droit familial et successoral, certaines prescriptions pénales, le statut juridique à appliquer aux ressortissants non-musulmans (la dhimmitude) ainsi que les comportements à observer en cas de guerre ou dans le cadre du talion. Il y en a de très explicites, notamment en matière matrimoniale, mais d’autres, trop allusifs, ont besoin d’être complétés ou précisés, tandis que certaines situations ne sont pas prévues.

Exemples de prescriptions explicites.

En matière pénale

  • Adultère : « Frappez la débauchée et le débauché de cent coups de fouet chacun.» (24, 2) ;
  • Fausse dénonciation d’adultère : « Frappez de quatre-vingt coups de fouet ceux qui accusent les femmes honnêtes, sans pouvoir désigner quatre témoins.» (24, 4) ;
  • Vol : « Tranchez les mains du voleur et de la voleuse : ce sera une rétribution pour ce qu’ils auront commis et un châtiment de Dieu. » (5, 38).

En matière matrimoniale et de droits des femmes

  • Permission polygamique : « Epousez les femmes qui vous plaisent, deux, trois ou quatre, mais si vous craignez de n’être pas équitables envers celles-ci, alors une seule, ou les esclaves que vous possédez. » (4, 3). La polyandrie (mariage d’une femme avec deux ou plusieurs hommes) est évidemment absente de la loi islamique.
  • Répudiation : « Les femmes répudiées ont droit à une pension convenable : la leur assurer est un devoir pour ceux qui craignent Dieu » (2, 241) ; « Si un homme répudie sa femme, elle n’est plus licite pour lui tant qu’elle n’aura pas été mariée à un autre époux. » (2, 230). Ici aussi, le Coran favorise l’homme, la séparation étant toujours à son initiative.
  • Empêchement matrimonial : « Ne mariez pas vos filles à des polythéistes [les païens]-associateurs [les chrétiens] avant qu’ils croient.» (2, 221). Cette prescription oblige les maris non musulmans à se déclarer musulmans. Cf. PFV n° 23-24-25 – Les mariages islamo-chrétiens.
  • Héritage : « Dieu vous ordonne d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles.» (4, 11) ;
  • Témoignage en justice : « Demandez le témoignage de deux témoins parmi vos hommes. Si vous ne trouvez pas deux hommes, choisissez un homme et deux femmes parmi ceux que vous agréez comme témoins. Si l’une des deux femmes se trompe, l’autre lui rappellera ce qu’elle aura oublié. » (2, 282).

Autres matières

  • Interdits alimentaires : « Dieu vous a seulement interdit la bête morte, le sang, la viande de porc et tout animal sur lequel on aura invoqué un autre nom que celui de Dieu. » (2, 173).
  • Autres interdits : « Le vin, les jeux de hasard et le sort par les flèches ne sont qu’une abomination et l’œuvre de Satan. Tenez-vous en à l’écart. » (5, 90).
  • Accès aux lieux saints : « Ô vous qui croyez ! Les polythéistes ne sont qu’impureté ; ils ne s’approcheront donc plus de la Mosquée sacrée [La Mecque]. » (9, 28). Cela vaut aussi pour les juifs et les chrétiens.
  • Talion : « Ô vous qui croyez ! La loi du talion vous est prescrite en cas de meurtre : l’homme libre pour l’homme libre ; l’esclave pour l’esclave ; la femme pour la femme » (2, 178). L’Islam autorise la vengeance privée, ce qui peut se traduire par les « crimes d’honneur ».
  • Usure : « Ceux qui se nourrissent de l’usure ne se dresseront, au Jour du Jugement, que comme se dresse celui que le Démon a violemment frappé. Il en sera ainsi parce qu’ils disent : “La vente est semblable à l’usure”. Mais Dieu a permis la vente et il a interdit l’usure. » (2, 275). Cette prescription est certes plus proche de la mentalité occidentale.

Sur l’ensemble des prescriptions, cf. Anne-Marie Delcambre, L’Islam des interdits, Desclée de Brouwer, 2003 ; Jean-Paul Roux, Les Ordres d’Allah, Desclée de Brouwer, 2006.

2°/ La Sunna

Le Dieu du Coran n’ayant pas tout prévu dans l’ordre législatif, Il délègue une partie de son pouvoir à Mahomet, « le beau modèle » (33, 21).

« Ceux qui obéissent au Prophète obéissent à Dieu » (4, 80). De cet enseignement découlent la valeur et l’autorité de Mahomet, dont le comportement et les avis en toutes circonstances sont dignes d’inspirer des lois. Lui-même a fait de sa conduite une norme obligatoire, selon des propos rapportés par ses compagnons : « Celui qui délaisse ma sunna, celui-là ne fait plus partie de ma communauté » (Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 850 ; cf. supra PFV n° 44) ; « Heureux l’homme qui entend mes paroles, les retient, les garde et les transmet » (cité par Roger Arnaldez, L’Islam, Desclée/Novalis, 1988, p. 36).

Le mot Sunna signifie Tradition ou Coutume (prophétique). Très tôt, confrontés aux lacunes du Coran en matière législative, les juristes musulmans ont puisé dans la Sunna, laquelle est donc devenue la deuxième source de la charia. En ce domaine, la Sunna a un rang équivalent à celui du Coran.

Formation de la Sunna

La Sunna est formalisée à partir des hadîth-s. Ce mot renvoie aux actes et aux paroles, voire aux silences, attribués à Mahomet ; ils ont été consignés sous forme de récits relatant les circonstances dans lesquelles le prophète de l’Islam s’est comporté de telle ou telle manière. Les hadîth-s ont été recueillis par ses compagnons qui les ont communiqués à d’autres musulmans, lesquels ont à leur tour fait de même. Ainsi s’est constituée une « chaîne de transmetteurs » (isnâd) et la collecte s’est étendue sur plusieurs générations.

Mais, un rapporteur indiquant : « J’ai entendu le Prophète dire que… » est plus crédible que celui qui affirme : « Le Prophète a dit… ». Aussi, à cause des incertitudes quant à l’origine de certains récits (s’agissait-il de prescriptions coraniques, donc réputées dictées par Dieu mais non répertoriées comme telles, ou de propos réellement tenus par Mahomet ?), ou à cause des doutes concernant l’authenticité de certains autres, doutes accrus par la présence de contradictions dans les récits ou la découverte de faussaires, les juristes musulmans ont dû faire un tri et opérer un classement hiérarchique. Il y a les hadîth-s saints, bons, faibles et malades. Ainsi est née la « science du Hadîth ».

Les hadîth-s, qui sont des milliers, ont été rassemblés dans de volumineux recueils. Six d’entre eux sont canoniques et, parmi ceux-ci, deux jouissent d’un degré supérieur de fiabilité : Bukhâri (810-870) et Muslim (817-875).

Le chiisme, en particulier le duodécimain en vigueur en Iran, intègre dans sa Sunna la tradition des douze imams « infaillibles » qui se sont succédés dans la filiation du quatrième calife, Ali, cousin et gendre de Mahomet (cf. PFV n° 13 – Dissidences au sein de l’Islam).

Ainsi, la Sunna complète ce qui manque au Coran dans l’ordre législatif.

L’apostasie

Un cas important concerne l’apostasie. A un musulman accusé de ce crime (ridda) pour avoir renoncé publiquement à l’Islam et choisi l’athéisme ou une autre religion, ou pour avoir proféré des propos ou commis des actes considérés comme blasphématoires ou impies, le Coran annonce le châtiment éternel. « Ceux qui, parmi vous, s’écartent de leur religion et qui meurent incrédules ; voilà ceux dont les actions seront vaines en ce monde et dans la vie future ; voilà ceux qui seront les hôtes du Feu ; ils y demeureront immortels » (2, 217). Cf. aussi 16, 106.

Aucune peine temporelle n’est donc prévue. Mais celle-ci existe ; elle se fonde sur une prescription émise par Mahomet – « Celui qui quitte la religion [l’Islam], tuez-le » – que l’on trouve donc dans la Sunna. Même si la loi d’un Etat musulman ne prescrit aucune sanction pour ce crime, n’importe quel juge, et jusqu’à la famille du « coupable », a le droit de se référer à la charia (Coran et Sunna), qui est toujours réputée supérieure aux autres lois.

Un exemple célèbre est celui de Joseph Fadelle, chiite irakien converti au christianisme sous le régime de Saddam Hussein. La loi alors en vigueur en Irak ne prévoyait pas la peine de mort pour apostasie mais sa famille s’est elle-même chargée de « rendre la justice » en cherchant à l’assassiner (cf. J. Fadelle, Le prix à payer, Pocket, 2012).

L’héritage de Mahomet

Dans son dernier discours, un hadîth rapporte cette phrase de Mahomet à ses compagnons : « Je laisse parmi vous le Livre de Dieu et la Sunna de son Prophète : grâce à quoi, si vous y êtes fidèles, vous éviterez à jamais de vous égarer » (cité par Ali Merad, La tradition musulmane, Que sais-je ?, PUF, 2001, p. 98).

La Sunna revêt donc une importance considérable et toujours actuelle. « A côté du Coran, la Sunna n’est pas un ensemble de références poussiéreuses que l’on trouverait seulement dans les anciens ouvrages. Au contraire, les prédicateurs modernes les plus en vue en usent et en abusent dans leurs prêches influents dans les mosquées, à la télévision ou sur Internet. » (Viviane Liati, De l’usage du Coran, Mille et une nuits, 2004, p. 17).

II – LA MISE EN PLACE DU DROIT

Le Coran et la Sunna constituent les socles sur lesquels reposent le droit et la jurisprudence islamiques (fiqh). Toutefois, leur examen ne suffisant pas à répondre à tous les problèmes posés par la fixation du droit, en particulier à cause de certaines contradictions contenues dans ces deux sources canoniques, des savants musulmans ont conçu plusieurs techniques d’interprétation. Les principales sont le consensus (ijmâ), l’interprétation personnelle (ra’y), le raisonnement par analogie (qiyâs), l’intérêt commun (istislâh) et l’interprétation littéraliste (zahir). Celles-ci n’ont cependant pas de portée générale car leur application varie selon les lieux, les époques et les régimes.

 

Cette élaboration s’est produite dans un climat de vives tensions et controverses, aggravées par la fermeture de « la porte de l’ijtihâd » (effort d’interprétation reposant sur le libre-arbitre et l’innovation) décidée au XIème siècle par le calife Qadir (997-1031). Cf. PFV n° 37-38 – A propos du Coran et de Mahomet.

Les écoles juridiques

De ces débats sont nées, au sein du sunnisme, quatre écoles juridiques dont les noms s’inspirent de leurs fondateurs, tous originaires de pays arabes. Constituées entre le VIIIème et le IXème siècles, ces écoles privilégient un ou plusieurs des principes énumérés plus haut ; elles se répartissent l’aire islamique mondiale.

L’école hanéfite (de l’imam Abou Hanifa, mort en 767), la plus libérale dans l’interprétation de la charia, est présente en Turquie, en Asie centrale, en Inde et en Chine ; l’école malékite (de l’imam Malik, mort en 795), qui insiste sur l’utilité générale, domine au Maghreb et dans une partie de l’Afrique ; l’école chaféite (de l’imam Chaféi, mort en 855), s’applique en Syrie, en Egypte, en Malaisie et en Indonésie, recourt au raisonnement analogique ; l’école hanbalite (de l’imam Ibn Hanbal, mort en 855), localisée en Arabie, est la plus littéraliste, elle se confond avec l’idéologie du wahabisme et inspire les djihadistes d’El-Qaïda et les mouvements qui lui sont affiliés.

Pour sa part, l’Etat islamique (Daech) se réfère au zahirisme (interprétation littéraliste), doctrine élaborée au IXème siècle en Mésopotamie par Daoud El-Ifsahani (sunnite) qui refusait le recours à toute autre source que le Coran et la Sunna. Au XIème siècle, Ibn Hazm (994-1063), né à Cordoue alors sous domination musulmane, publia un traité de fiqh dans lequel il rejetait les apports proposés par les écoles reconnues : « Il est absolument impossible qu’il y ait des cas pour lesquels il n’existerait aucune référence normative correspondante à travers les données scripturaires (Coran et Sunna) » (cité par Ali Merad, op. cit., p. 100).

Les pays dont le chiisme est religion d’Etat, notamment l’Iran, ont leurs propres écoles : le jafarisme, de l’imam Jaafar El-Sadiq (700-765), et le zaydisme, du juriste Zayd ibn Ali (mort en 740).

Absence de codification

Les écoles juridiques se sont imposées, mais la charia n’a jamais été unifiée et codifiée.

« Chaque école produit des manuels juridiques, sur lesquels s’appuieront les cadis (juges) pour rendre leurs jugements. Ces manuels consistent en compilations et en commentaires de cas, parmi lesquels les juges vont rechercher celui ou ceux qui sont les plus proches du litige qui leur est soumis (…). Ce dispositif dispense en principe de s’engager dans la voie jugée périlleuse d’un ijtihâd libre (…). Les manuels ne légifèrent ni ne codifient. D’où ce trait premier de la démarche juridique islamique, la casuistique, qui est antinomique avec la codification et la constitution de la charia comme droit, au sens d’un corpus de normes fixes et bien identifiées » (Nathalie Bernard-Maugiron et Jean-Philippe Bras, La charia, Dalloz, 2015, p. 26).

POUR CONCLURE

Ce processus complexe a produit un immense pluralisme juridique. Le terme « charia » est donc un concept générique et complexe, comprenant de nombreuses divergences, situation que l’usage simplificateur actuel du mot ne saurait restituer et bien déroutante pour l’esprit rationnel.

L’ijtihâd (cf. supra), interdit à partir du XIème siècle, a eu pour effet de figer le droit défini par chacune de ces écoles dans un cadre historique et culturel donné. Le monde chiite a échappé à cette fermeture, ce qui peut expliquer sa plus grande capacité d’adaptation que le monde sunnite.

La fossilisation du droit musulman depuis cette période est largement responsable du retard des sociétés sunnites, surtout arabes, qui n’ont pas su ou pu anticiper les évolutions techniques et sociales des temps modernes. Les fausses promesses suscitées par les « printemps arabes » en sont l’illustration.

Annie Laurent


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