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Face à l’affirmation identitaire croissante des musulmans en France, à la multiplication de leurs revendications et aux inquiétudes que tout cela suscite chez de nombreux Français, l’Etat ne cesse de rappeler l’impératif de la laïcité comme garant de l’unité nationale et de la paix civile. Pour lui, il s’agit d’un acquis républicain non négociable et définitif. Au-delà de cette position de principe, l’Etat consent pourtant à des « accommodements raisonnables » (formule québécoise dans un contexte comparable) censés concilier les exigences de la laïcité avec celles de l’Islam, celui-ci étant désormais reconnu officiellement et doté d’un statut spécifique à travers le Conseil français du culte musulman. Mais ces aménagements ne reposent-ils pas sur une illusion résultant d’une ignorance des réalités spécifiques à l’islam ou d’une propension à appliquer nos propres critères d’organisation sociale et politique à des cultures dont les fondements sont étrangers aux nôtres ? En fait, il n’est pas du tout sûr que la laïcité, telle qu’elle est conçue et vécue en France, constitue la réponse adéquate au défi posé par l’implantation de l’Islam sur notre territoire.

La laïcité

Rappelons d’abord que la laïcité est un concept totalement étranger à la culture islamique.

L’Islam se présente comme un système socio-religieux qui mêle de façon insécable la foi et la loi. Dans son livre Les musulmans dans la laïcité, le Suisse Tariq Ramadan, l’un des intellectuels musulmans les plus écoutés en Europe, confirme cette définition en précisant que l’Islam n’est pas seulement une religion.

 Le caractère englobant est l’une des caractéristiques fondamentales de l’Islam », écrit-il (1).

Dans un autre ouvrage, Islam, le face-à-face des civilisations (2), cet auteur explique que l’ensemble des éléments qui concernent la vie des hommes et des sociétés musulmans, au niveau public comme au niveau privé, et même intime (du culte à la politique, des relations humaines à l’hygiène, du travail à la guerre, du repas à l’acte sexuel, etc.), est revêtu de sacralité, ce qui ôte toute légitimité au profane et exclut la privatisation de la foi.

Dans l’Islam, les individus doivent donc se soumettre à la loi incréée et immuable de Dieu telle qu’elle a été dictée aux hommes à travers le Coran. Dieu est l’unique et absolu Législateur.

Les musulmans disposent en outre en Mahomet d’un « beau modèle » (Coran 33, 21) dont le comportement est normatif et à qui il faut obéir comme on obéit à Dieu (4, 80). Cela explique l’importance donnée à la Sunna (la tradition mahométane) comme seconde source du droit.

Mais la charia (loi islamique) est arbitraire, elle peut cautionner ce que la loi naturelle, autre concept étranger à l’islam, perçoit comme étant un mal (tuer, mutiler, mentir, humilier, etc.).

On comprend alors pourquoi les instances représentatives du monde musulman ont élaboré leurs propres déclarations des droits de l’homme, qui ne tiennent aucun compte d’exigences relatives à la dignité des personnes telles que l’intégrité physique et la liberté de conscience.

Enfin, la charia est une loi d’enfermement qui ne laisse aucune place à la liberté, à la créativité et à l’initiative humaines.

Depuis le début du XXème siècle,

des penseurs arabes, séduits par les modèles d’organisation sociale européens, s’efforcent de promouvoir la distinction des pouvoirs spirituel et politique en recherchant ce qui peut la justifier dans leur doctrine et leurs traditions.

Deux arguments retiennent souvent leur attention :

  • d’une part, l’Islam, dans sa version sunnite, très majoritaire, peut être considéré comme une religion séculière puisqu’il n’est pas organisé autour d’une hiérarchie religieuse (les hommes de religion sont des laïcs) ;
  • d’autre part, bien qu’ayant gouverné la première communauté à Médine (622-632), Mahomet n’est pour rien dans l’institution califale mise en place après sa mort.

Cette option, développée par l’Egyptien Ali Abderraziq dans L’Islam et les fondements du pouvoir, ouvrage censuré lors de sa publication (1925), continue d’influencer les travaux de certains « nouveaux penseurs » comme l’universitaire marocain Abdou Filali-Ansary, auteur de L’Islam est-il hostile à la laïcité ? (3).

Mais en l’absence de magistère unique doté d’un pouvoir reconnu en matière d’interprétation authentique des textes sacrés, ces essais d’aggiornamento ne peuvent franchir l’obstacle structurel du statut divin attribué au Coran.

L’absence de laïcité au niveau institutionnel n’empêche cependant pas des musulmans de vivre d’une manière sécularisée, du moins là où ils peuvent échapper à l’emprise de leur communauté. Tel est, en principe, le cas en France. Mais, après un temps où les immigrés musulmans acceptaient de pratiquer leur religion dans la discrétion et étaient même prêts à adopter les mœurs du pays qui les accueillait, l’heure est à la ré-islamisation.

Fausse conception de la laïcité

Sur la base d’une fausse conception de la laïcité qui entend traiter toutes les religions sur un pied d’égalité, l’Etat favorise cette évolution en accordant les concessions à l’Islam et cela souvent au mépris du catholicisme qui constitue pourtant le socle de la civilisation française.

Ainsi, la création d’aumôneries musulmanes ne s’est pas accompagnée d’une augmentation des budgets consacrés à ces fonctions dans l’armée, à l’hôpital et dans les prisons, ce qui a contraint l’Eglise à réduire le nombre de personnes chargées de cette mission alors que celles-ci respectent les consciences, tandis que leurs homologues de l’Islam veillent avant tout aux observances rituelles, quitte à instaurer une ségrégation religieuse.

Quant à la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les collèges et les lycées publics, bien que votée pour écarter le voile islamique de l’espace scolaire, ses auteurs n’ont pas craint le ridicule en prohibant aussi le port de « grandes croix ». D’un côté, l’Etat entretient la méfiance envers le christianisme dont il redoute l’influence, de l’autre, par calcul ou faiblesse, il s’incline devant l’Islam qu’il veut ménager.

La réappropriation de l’Islam intégral par beaucoup de musulmans français ne signifie-t-elle pas de leur part le refus du modèle de société dans lequel ils vivent ?

Le laïcisme

qui domine aujourd’hui en France, avec son rejet de Dieu de la Cité et le vote de lois iniques, ne peut qu’encourager chez eux une perception déformée de la vraie laïcité. Beaucoup voient dans la séparation des pouvoirs politique et religieux l’arrogance de César qui cherche à s’approprier des droits revenant à Dieu seul. Cela ne les concerne donc pas.

Pour Tariq Ramadan, la laïcité qui structure les sociétés européennes contemporaines est l’aboutissement d’une longue lutte des peuples du Vieux Continent afin de se libérer de la tutelle de l’Eglise catholique. Mais ce résultat les a engagés sur la voie de l’apostasie. Les musulmans sont donc invités à considérer l’Europe comme « espace du témoignage » où ils doivent s’investir sans complexe afin d’assurer le triomphe de l’Islam (4).

Comment relever un tel défi à dimension existentielle ?

Dans un essai novateur, l’historien Jean-François Chemain conteste implicitement la version de Ramadan en démontrant qu’en réalité la laïcité a permis à l’Eglise de s’émanciper de l’emprise du pouvoir politique.

Pour lui, la solution « consiste à faire entrer l’islam dans un cadre culturel défini par le christianisme » (5). Mais il faut d’abord s’inspirer du sens véritable de la laïcité tel que défini par Benoît XVI.

 Aucune société ne peut se développer sainement sans affirmer le respect réciproque entre politique et religion en évitant la tentation constante du mélange ou de l’opposition. Le rapport approprié se fonde, avant toute chose, sur la nature de l’homme – sur une saine anthropologie donc – et sur le respect total de ses droits inaliénables. La prise de conscience de ce rapport approprié permet de comprendre qu’il existe une sorte d’unité-distinction qui doit caractériser le rapport entre le spirituel et le temporel, puisque tous deux sont appelés, même dans la nécessaire distinction, à coopérer harmonieusement pour le bien commun. Une telle laïcité saine garantit à la politique d’opérer sans instrumentaliser la religion et à la religion de vivre librement sans s’alourdir du politique dicté par l’intérêt » (6).

Au fond, il s’agit de rendre la laïcité attrayante aux musulmans, ce qui passe aussi par la mise en œuvre de la doctrine sociale de l’Eglise, laquelle est respectueuse de tous et profite à tous, donc aussi aux musulmans. L’Etat français est-il en mesure de comprendre cette vérité ?

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef n° 255, janvier 2014.

 

 

 

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(1) Ed. Tawhid, Lyon, 1994, p. 42.

(2) Ed. Tawhid, 1995.

(3) Sindbad, 2002.

(4) Dar el-Chahâda. L’Occident, espace du témoignage, Tawhid, 2002.

(5) Une autre histoire de la laïcité, Via Romana, 2013, p. 188-189.

(6) Exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente, 2012, n° 29.