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Libanisation

  Depuis quelque temps, le mot « libanisation » apparaît dans les commentaires sur les affrontements ethniques et confessionnels qui déchirent une partie du Proche-Orient. Certains analystes l’utilisent aussi pour envisager l’avenir de l’Europe, qui se trouve aujourd’hui déstabilisée par l’implantation de populations musulmanes de plus en plus nombreuses, identitaires et communautarisées, du sein desquelles émergent de dangereux djihadistes dont les actions violentes pourraient engendrer des conflits semblables à ceux du Levant.

« Libanisation » est donc perçue sous un angle péjoratif. Telle est d’ailleurs la définition que lui donne le Petit Robert : « Phénomène par lequel un pays connaît une transformation qui le fait ressembler au Liban, où les différentes ethnies, religions, etc., s’affrontent violemment, causant une véritable guerre civile ».

Le Pays du Cèdre

Mais, présenter ainsi ce vocable, n’est-ce pas faire offense au Liban ? C’est une grave injustice envers le pays du Cèdre, fondée sur une méconnaissance profonde de son identité et de sa vocation, pour reprendre la célèbre formule de saint Jean-Paul II déclarant que

le Liban est plus qu’un pays, c’est un message pour le monde ».

Voyons donc de plus près ce qui constitue l’originalité du Liban.

 

Originalité du Liban

Pour cela, il faut prendre en considération les critères sur lesquels repose l’organisation politique des sociétés proche-orientales depuis qu’elles ont été conquises par l’islam, à partir du VIIème siècle.

Selon la doctrine traditionnelle de la religion de Mahomet, qui confond les domaines temporel et spirituel, l’Etat doit être confessionnel. Un pays où l’islam est majoritaire ne peut être gouverné que par les principes de la charia, principes que seul un musulman est apte à appliquer. Les ressortissants non musulmans ne peuvent bénéficier de la plénitude des attributs attachés à leur nationalité. Ceux que le Coran appelle « gens du Livre » (juifs et chrétiens) sont soumis au statut juridique et humiliant de la dhimmitude (protection-assujettissement) qui les prive de certains droits et devoirs, les « sans religion » n’étant pour leur part pas acceptés dans un tel Etat.

Autrement dit, en Orient, on ignore le concept de citoyenneté dans son acception laïque, propre à l’Occident.

Dans ce contexte, qui a prévalu peu ou prou au XXème siècle sous des régimes laïcisants tels que ceux du Baas (en Syrie et en Irak), le Liban est une exception sans être laïque.

Le système instauré lors de sa naissance comme Etat moderne (1920) puis lors de son indépendance (1943) devait certes tenir compte des données confessionnelles pour obtenir l’adhésion des musulmans, mais son génie a consisté à répartir les fonctions publiques et éligibles entre les dix-huit communautés (dont la juive) reconnues par la Constitution.

Et c’est pour garantir la pérennité de cette subtile élaboration institutionnelle, qui exclut la dhimmitude, que la présidence de la République est réservée à un chrétien, lequel partage son pouvoir avec les musulmans. Ce « visage » chrétien, avec son apport irremplaçable qui bénéficie à tous, est apprécié par beaucoup de mahométans.

Un système fragile

Mais ce système est évidemment fragile car, contredisant la doctrine classique de l’islam, il peut être considéré par les pays voisins comme anormal et donc provisoire. Il suffit alors d’une conjoncture propice pour susciter des ingérences dans les affaires intérieures du Liban de la part d’Etats qui peuvent s’appuyer sur des clientèles musulmanes locales en vue d’en modifier l’ordonnancement. Telle fut la première cause de la guerre déclenchée en 1975 par une coalition arabo-palestinienne avec la complicité d’une partie de l’islam libanais.

La progression actuelle de l’islamisme, côté sunnite et chiite, ainsi que les retombées de la guerre en Syrie menacent à nouveau ce modèle dont la survie semble relever du miracle.

Le pays du Cèdre représente aussi un contre-modèle pour Israël, pays où seuls les juifs détiennent la pleine citoyenneté. L’impératif de la sécurité n’a pas été le seul motif des guerres israéliennes au Liban. Il y a eu aussi l’arrière-pensée de susciter l’éclatement de ce pays en cantons confessionnels séparés les uns des autres, de façon à prouver qu’un tel système n’est pas viable. En fait, seul un statut de neutralité garanti internationalement pourrait éviter au Liban d’être l’otage permanent des enjeux régionaux.

Les chrétiens libanais

Cependant, le maintien du Liban dépend aussi et surtout de ses chrétiens car ce sont eux qui en furent les promoteurs. Or, leur position s’est affaiblie à cause de leur dénatalité, de leur propension à imiter les mœurs occidentales et de leurs divisions. Tout cela nuit à leur témoignage et les empêche d’assurer une coexistence apaisée entre communautés en conflit.

Devenus minoritaires, ils sont moins armés qu’auparavant pour défendre la vocation de leur pays. Celle-ci n’en reste pas moins un exemple pour tout le Proche-Orient, raison pour laquelle il convient de ne plus discréditer le concept de « libanisation » et de lui rendre ses lettres de noblesse.

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef de mars 2015.