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ORIGINE DES CONFLITS ACTUELS

(Article paru dans La Nef de septembre 2014).

« La grande discorde » (Fitna el-kubra) : telle est la formule choisie par les historiens musulmans pour désigner la rupture qui s’est opérée au sein de l’Oumma (la communauté des « croyants », i.e. mahométans), ceci dès le VIIIème siècle, donc au tout début de l’histoire de l’islam. Cette Fitna, considérée comme un drame majeur par la plupart des musulmans d’hier et d’aujourd’hui, a engendré les deux principales branches de l’islam, le sunnisme et le chiisme. Tout a commencé dans la violence et, après plusieurs siècles d’apaisement lié aux rapports de forces qui prévalaient durant ce temps-là au Proche-Orient, les deux communautés rivales ont recommencé à s’entre-déchirer au XXème siècle, pour atteindre le degré paroxysmique actuel. Presque partout dans le monde, ces turbulences confessionnelles s’accompagnent d’une radicalisation islamiste, du côté sunnite comme du côté chiite.

Les causes des divisions

entre musulmans ne sont pas d’abord d’ordre doctrinal. Sunnites et chiites professent la croyance en l’unicité divine, vénèrent Mahomet comme le « sceau » des prophètes, suivent le Coran, qui est accepté par tous comme Livre incréé, ayant Dieu seul pour auteur, et prient en direction de La Mecque. Cependant, leurs histoires séparées ont façonné des traits spécifiques aux uns et aux autres, particularismes qui concernent l’encadrement clérical, certains rites religieux et comportements individuels et sociaux, ainsi que la gestion de l’Etat.

La rupture originelle

s’est fixée autour des querelles politico-religieuses liées à la direction de l’Oumma. A la mort de Mahomet, survenue à Médine en 632, celui-ci n’ayant pas d’héritier mâle et n’ayant pas organisé sa succession, ses compagnons désignèrent comme calife (successeur de « l’envoyé de Dieu ») Abou Bakr, père d’Aïcha, l’épouse influente du prophète de l’islam. Ce choix écartait Ali, cousin et gendre de Mahomet, qu’Aïcha détestait. Cela déplut aux partisans d’Ali, pour lesquels les liens directs du sang devaient prévaloir dans la succession. En 656, l’assassinat du troisième calife, Othman (celui à qui la tradition attribue la fixation du corpus coranique pour remédier aux diverses versions qui auraient alors circulé), tué avec peut-être la complicité d’Ali, ouvrit à ce dernier l’accès au califat. Mais le gouverneur de Syrie, Mouawiya, parent d’Othman, refusa de lui prêter le serment d’allégeance.
Les deux rivaux s’affrontèrent en Mésopotamie. Lors de la bataille de Siffîn (657), Mouawiya, en position de force, proposa un arbitrage à Ali qui l’accepta. Cette décision lui valut d’être assassiné devant la mosquée de Koufa en 661 par l’un de ses partisans révoltés, lesquels formèrent le groupe des kharijites (les « sortants ») dont on trouve encore des adeptes en Afrique du Nord et en Oman. Devenu calife, Mouawiya établit son siège à Damas où il inaugura la dynastie des Omeyyades, mais la dévolution successorale à son fils Yazid fut rejetée par l’un des fils d’Ali, Hussein. Ce dernier périt à Kerbala (au sud de Bagdad), en 680, décapité par un soldat omeyyade. Une partie des musulmans restèrent fidèles à Ali et à ses descendants, les seuls légitimes à leurs yeux pour assurer la fonction de « guide suprême ». Ils se rassemblèrent sous la bannière du Chiât Ali (le parti d’Ali), devenu le chiisme, tandis que leurs adversaires, partisans de Mouawiya, se référaient à la Sunna (Tradition), d’où est issu le mot sunnisme. Ces épisodes scellèrent une séparation irréversible entre sunnisme (issu d’Abou Bakr et d’Othman) et chiisme (issu d’Ali et d’Hussein).

Ainsi, 25 ans après le décès de Mahomet, l’unité islamique était déjà brisée. Cette désunion devait encore s’accroître avec l’émiettement du chiisme en diverses branches et sectes hétérodoxes. Les chiites septimains (ou ismaéliens, dont le chef actuel est l’Aga Khan) considèrent que la lignée d’Ali s’arrête au septième imam, les duodécimains vont jusqu’à douze. Dans l’un et l’autre cas, le dernier imam ne serait pas mort, mais il aurait été occulté et les chiites attendent son retour en tant que mahdi (« bien guidé ») pour instaurer une ère de justice (islamique), événement eschatologique qui devrait précéder la fin du monde.
Par ailleurs, des dissidences ésotériques sont apparues au sein du chiisme.

  • Il y eut d’abord l’alaouitisme, forgé au IXème siècle à Bassorah (sud de la Mésopotamie) par Ibn Noçaïr, d’où le nom initial de noçaïris donné à ses disciples. Les alaouites croient en une sorte de triade composée d’Ali, de Mahomet et de Salman, leur compagnon perse. Cette doctrine est partagée, mais avec des variantes, par les alévis, importante minorité turque non reconnue sur le plan religieux par le gouvernement d’Ankara qui réserve aux sunnites la plénitude de la citoyenneté.
  • Puis, au XIème, un chiite turc, Darazi, résidant au Caire (Egypte), propagea la croyance selon laquelle le calife régnant de l’époque, Hakim, était l’incarnation de l’Un (Dieu) tandis que Hamza, imam chiite d’origine iranienne, initiateur de cette doctrine, se voyait comme la manifestation de l’Intellect universel. Darazi donna son nom au druzisme.
    Persécutés, les alaouites et les druzes ont trouvé refuge dans des régions montagneuses : la Syrie occidentale pour les premiers ; le Liban, le Hauran syrien et le mont Carmel pour les seconds (les druzes sont citoyens israéliens depuis 1948). Au XIVème siècle, un théoricien sunnite de Damas, Ibn Taymiyya, inspirateur des idéologies islamistes actuelles, publia des fatwas (décrets religieux) déclarant hérétiques le chiisme et les sectes dérivées et recommandant le djihad contre leurs membres.

Le sunnisme s’est rapidement imposé

comme majoritaire et dominant, non seulement dans l’espace arabe, qui est son berceau, mais aussi dans la plupart des régions acquises à l’islam. Au cours des siècles, le siège califal, dont les lieux ont varié, a, le plus souvent, été occupé par des sunnites. Aux Omeyyades (660-749), établis à Damas, succédèrent les Abbassides (749-1517), régnant à Bagdad. Ces derniers furent un temps aux prises avec des chiites qui avaient fondé leur propre califat, appelé fatimide (de Fatima, fille de Mahomet), d’abord fixé à Tunis puis au Caire (909-1171).

Malgré leurs succès en Palestine et en Syrie, les Fatimides ne purent consolider leur régime qui s’effondra sous les coups de Saladin, guerrier kurde par ailleurs vainqueur des Croisés (1187). Le sunnisme reprit alors le pouvoir central. Peu après la conquête de Constantinople (1453) par le sultan turc Mehmet II, héritier de la dynastie fondée par Osman, le califat fut installé dans l’ancienne Byzance, rebaptisée Istamboul, d’où les Ottomans gouvernèrent une grande partie de l’Orient arabe, de l’Afrique septentrionale et de l’Europe orientale jusqu’au démantèlement de leur empire au début du XXème siècle. Non reconnus dans leur identité, les sujets chiites furent exclus du système des millets (nations confessionnelles structurées autour des hiérarchies religieuses) qui régissait les chrétiens et les juifs.
Devenu maître de la Turquie, Atatürk abolit le sultanat et le califat en 1922 et 1924. Depuis lors, le « domaine » sunnite est constitué d’Etats dont les frontières, du moins au Proche-Orient, ont été dessinées par les Anglais et les Français victorieux de la Première Guerre mondiale. Les sunnites sont en outre tiraillés entre des pôles d’autorité rivaux, porteurs d’idéologies laïcisantes (entre autres, le Baas) ou islamistes plus ou moins intransigeantes et/ou djihadistes : le wahabisme, le salafisme, les Frères musulmans, les talibans, El-Qaïda et ses satellites, etc.
Pour sa part, l’Iran, islamisé lors des premières conquêtes, s’est donné le chiisme comme religion d’Etat au XVIème siècle, choix qui s’explique aussi par la condescendance des Perses envers les Arabes dont la culture leur paraît inférieure à la leur. Le chiisme entretient toutefois un lien privilégié avec l’Irak arabe, territoire où s’est noué le drame des origines et où se trouvent les mausolées d’Ali et d’Hussein (à Nadjaf et Kerbala). Dans ce pays, les chiites représentent près de 70 % de la population. Il existe aussi des chiites au Pakistan, où le sunnisme, majoritaire, est religion d’Etat ; à Bahreïn, où, bien que les plus nombreux, ils sont placés sous la tutelle d’émirs sunnites ;

en Arabie-Séoudite, où ils sont exploités et marginalisés par une monarchie ultra-sunnite adepte de l’islam le plus rigoriste ; enfin au Liban, où le système politique confessionnel leur réserve des fonctions officielles dans l’Etat.

En outre, au XXème siècle, pour des raisons économiques, des chiites libanais ont émigré et fait souche en Afrique subsaharienne francophone. La plupart des musulmans du continent noir relèvent cependant du sunnisme, mais souvent teinté d’animisme ou tempéré de soufisme, quoique désormais talonné par des idéologies islamistes, telles que Boko Haram au Nigéria. Sunnites sont également les musulmans du Caucase et d’Asie centrale (Afghanistan notamment), de Chine (là, les Ouïghours sont regardés avec méfiance par le régime communiste de Pékin), d’Inde où ils se heurtent aux hindouistes, de Thaïlande où ils poursuivent un projet irrédentiste, et d’Indonésie, pays qui compte la plus nombreuse population islamique du monde.

Enfin, le sunnisme est professé par la plupart des musulmans d’Amérique et d’Europe. En 1999, avec le Kosovo arraché à la Serbie, est né le premier Etat mahométan du Vieux Continent. Actuellement, le sunnisme représente 90 % de l’islam mondial, le chiisme 8 %, le restant regroupant alaouites, alévis, druzes et autres dissidences.

Au début du XXème siècle,

l’islam arabe, turc et iranien semblait évoluer vers des organisations socio-politiques calquées sur les modèles européens. Des intellectuels musulmans libanais, syriens, irakiens et égyptiens militaient aux côtés des chrétiens dans des partis nationalistes et laïcisants tandis qu’Atatürk et l’empereur Reza Chah imposaient à leurs peuples la sécularisation du droit et des mœurs. Mais ces mutations suscitèrent des réactions dans une partie des rangs sunnites et chiites qui refusaient « l’occidentalisation » de leurs sociétés.

Ainsi, dès 1928, un instituteur égyptien, Hassan El-Banna, fonda-t-il les Frères musulmans dont l’objectif était de restaurer l’identité islamique intégrale, projet aiguisé vingt ans plus tard par la création d’Israël qui s’emparait alors d’une Palestine considérée comme « terre d’islam » par les musulmans. Une étape supplémentaire fut franchie en 1967. Vaincus par l’Etat hébreu lors de la guerre de Six-Jours, beaucoup d’Arabes attribuèrent leur défaite à l’abandon des principes de la religion. On assista alors au réveil de l’islam sunnite et l’islamisme supplanta l’arabisme.

Quant aux chiites, hormis au Liban, ils vécurent partout dans l’ombre, préservant leur identité grâce à la taqiya (dissimulation) tout en préparant une revanche dont l’ayatollah Khomeyni fut l’artisan. En 1979, après avoir renversé Mohamed Reza Pahlavi, le chef religieux institua la « république islamique d’Iran », imposant le retour de la charia dans les espaces publics et privés. Cet événement a offert aux chiites une occasion historique de réaffirmation identitaire et leur a permis de retrouver un rôle stratégique actif dans la région.
L’une des premières actions du nouveau régime iranien fut de tenter de s’emparer de La Mecque et de Médine, l’enjeu étant de remplacer l’Arabie-Séoudite dans le rôle prestigieux de « gardien des lieux saints » de l’islam, offensive qui échoua grâce à l’aide militaire apportée par les Occidentaux au royaume. Par ailleurs, en 1982, l’Iran exporta sa révolution au Liban en y créant le Hezbollah (« Parti de Dieu »), qu’il dota richement en moyens financiers et militaires. L’objectif était double : d’une part, mener la résistance contre l’armée israélienne qui occupait alors une partie du pays du Cèdre (à force de harcèlement, le Hezbollah parvint à ses fins en 2000), tout en soutenant le Hamas, parti islamiste palestinien, de façon à montrer aux Arabes que seul l’Iran chiite était capable d’affronter efficacement l’Etat hébreu ; d’autre part, accroître l’influence des chiites au sein de l’Etat libanais en vue d’y supplanter les sunnites, premiers partenaires des chrétiens depuis l’indépendance (1943).
Parallèlement, l’Iran conclut une alliance stratégique avec la Syrie gouvernée par l’alaouite Hafez El-Assad, alliance reconduite en 2000 lors de l’arrivée au pouvoir à Damas du fils de ce dernier, Bachar. Ainsi s’est constitué l’arc chiite qui inquiète les sunnites. A partir de mars 2011, début de la révolte anti-Assad, les riches monarchies de la péninsule Arabique, adeptes d’un islam intransigeant, ont cru pouvoir briser cet arc en soutenant la rébellion, composée largement de sunnites autochtones. C’était aussi pour eux l’occasion d’en finir avec un régime usurpateur à leurs yeux. Ils ont donc armé et financé des mercenaires venus de tous les horizons du monde sunnite, y compris d’Europe, auxquels la Turquie offre de son côté un appui logistique en ouvrant largement sa frontière avec la Syrie. Mais, épaulée solidement par Téhéran et le Hezbollah, l’armée syrienne restée loyale au raïs a pu reconquérir des positions importantes dont les rebelles s’étaient emparé, surtout dans la province occidentale de Homs qui commande l’accès à la région de Lattaquié, le fief des alaouites, situé au nord-ouest, le long de la Méditerranée.

Ce conflit a des prolongements directs chez ses voisins.

  • Au Liban, l’arrogance du Hezbollah, qui engage l’Etat multiconfessionnel contre sa volonté explicite de neutralité, exaspère les islamistes sunnites qui se laissent tenter par le djihadisme. Encore et toujours, le fragile pays du Cèdre est l’otage des rivalités régionales.
  • L’Irak, lui aussi, est menacé dans son intégrité. A partir de leurs bases dans le nord-est de la Syrie, les djihadistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont lancé cette année une offensive d’envergure contre les provinces majoritairement sunnites, s’emparant notamment de Mossoul, la deuxième ville irakienne. Leur but est de renverser le régime chiite de Nouri El-Maliki qui a d’ailleurs tout fait pour se faire détester par ses concitoyens sunnites, mis au ban de l’Etat depuis 2003, date de la chute de l’ancien président, Saddam Hussein, qui était sunnite. Début juillet 2014, le chef de l’EIIL, Abou Bakr El-Baghdadi, s’est auto-proclamé « calife Ibrahim » à la tête d’un Etat islamique, voué à s’étendre aux pays arabes voisins, y compris au Liban, invitant tous les musulmans du monde à lui prêter allégeance. Son appel a aussitôt été désapprouvé par les principaux dirigeants sunnites du Proche-Orient.

La restauration d’un califat unique

hante certainement les rêves de nombreux sunnites nostalgiques d’une époque où ils se référaient à un chef unique, même si celui-ci, parce que turc, n’appartenait pas à la « nation arabe », seule légitime selon certains pour diriger l’Oumma puisque c’est en son sein que Mahomet est né et dans sa langue que le Coran a été écrit. Mais, outre que plusieurs califats rivaux ont parfois coexisté dans le passé, le contexte a beaucoup changé en un siècle. Aujourd’hui, l’univers islamique est dispersé sur tous les continents, présent dans toutes les cultures et écartelé en de multiples courants ; il connaît un éparpillement et des déchirements sans précédent dans son histoire. On voit mal alors quel calife pourrait unifier l’islam et ramener la paix dans une Oumma en guerre contre elle-même.

Annie Laurent