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Le 15 mars 2011, la Syrie est entrée dans le cycle des contestations qui ébranle une partie du monde arabe depuis la mi-décembre 2010.

Dès les premières manifestations, parties de Deraa, dans le sud du pays, les Occidentaux ont semblé convaincus que le président Bachar El-Assad allait connaître sans tarder le même sort que les dictateurs Ben Ali et Moubarak dont la chute était survenue moins d’un mois après le début des soulèvements en Tunisie et en Egypte. Confortés par ces précédents, les dirigeants européens ont très vite indiqué que la solution ne viendrait qu’avec la chute du chef de l’Etat syrien ou son renoncement au pouvoir. Puis, ils ont offert une reconnaissance internationale à la Coalition nationale syrienne créée à Doha le 11 novembre 2012 pour fédérer une partie des contestataires (l’Armée syrienne libre, les Frères musulmans, ainsi que des personnalités établies à l’étranger depuis longtemps), négligeant de la sorte les opposants pacifiques de l’intérieur regroupés au sein du Comité de coordination nationale pour les forces du changement démocratique.

Les Européens

ont ainsi donné un signal clair aux pays sunnites du Proche-Orient qui guettaient l’occasion d’en finir avec Assad. Le monde sunnite, Arabie-Séoudite, Qatar et Turquie en tête, entreprit alors de soutenir par tous les moyens (financiers, militaires, médiatiques, diplomatiques) les rebelles syriens, facilitant l’envoi en renfort de militants islamistes et de djihadistes venus de tous les horizons de l’Oumma (la Communauté des musulmans), y compris d’Europe. Assurément, les terroristes du Front El-Nosra et de l’Etat islamique en Irak et au Levant n’ont rien à voir avec les revendications des Syriens. En réaction, l’Iran chiite, allié stratégique de Damas au Proche-Orient, accentua son appui au régime d’Assad en poussant le Hezbollah libanais à s’engager auprès de l’armée syrienne.

La France

s’est située en première ligne dans la politique qui a conduit à cette évolution. Puisqu’on estimait à Paris que l’avènement de la démocratie ne pouvait passer que par un changement de régime, aucune médiation n’a été tentée pour favoriser un dialogue national en vue des réformes politiques que les Syriens étaient légitimement en droit d’attendre. Quant aux élites intellectuelles et médiatiques, emballées par ce qu’il était convenu d’appeler le « Printemps arabe », elles se sont alignées sur ces positions, ouvrant la voie à une information unilatérale et manichéenne qui a perduré pendant longtemps. De ce point de vue, il y a eu convergence de vues entre les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédés à Paris.

Comment expliquer ces positions ?

Il y a plusieurs réponses possibles :

  1.  l’ignorance, l’oubli ou la négligence des spécificités propres à la Syrie, à son histoire, à son identité et aux fondements de son système politique ;
  2.  la diabolisation de l’Iran, soutien de la Syrie, et la préférence pour le monde sunnite ;
  3. un aveuglement idéologique qui tend à considérer la démocratie laïque comme système socio-politique universel valable pour toutes les cultures ;
  4. la poursuite non avouée d’objectifs stratégiques, tels que le contrôle des richesses minérales et énergétiques ou la balkanisation du Proche-Orient. Quoi qu’il en soit, la précipitation des Occidentaux a largement contribué à une confessionnalisation du conflit qui était en germe dès le début. Les développements internes se sont accompagnés d’implications étrangères qui sont dangereuses pour l’équilibre régional et même international.

En ce début d’année 2014, le bilan est effrayant : au moins 140 000 tués, des dizaines de milliers de blessés, plus de quatre millions de personnes déplacées sur le territoire ou réfugiées dans les pays voisins (Liban, Jordanie, Irak et Turquie), des villes et villages détruits, une économie exsangue. La situation semble sans issue. A l’intérieur, les positions se radicalisent : l’armée syrienne ne lésine sur aucun moyen pour reprendre aux islamistes les zones qu’ils ont conquises et où ils font régner la terreur et la charia, toujours soutenus par les Etats de la région concernés par cette crise. Au niveau international, la Russie et la Chine continuent de soutenir Assad, tandis que l’Occident, après avoir voulu le « punir » pour son usage présumé d’armes chimiques (août-septembre 2013), s’enfonce dans le flou et l’impuissance. Les efforts de l’ONU, notamment à travers la conférence de Genève (22 janvier-15 février 2014), sont pour l’heure demeurés vains, malgré la détermination et la sagesse du délégué de la Ligue arabe, le diplomate algérien, Lakhdar Brahimi, qui insistait d’ailleurs, dès le début de la crise, pour associer le pouvoir syrien à la solution.

L’attitude de la France

est particulièrement surprenante, compte tenu des liens anciens et étroits qu’elle entretient avec la Syrie. Ne l’a-t-elle pas portée sur les fonds baptismaux dans sa forme moderne ? Or, en rompant ses relations diplomatiques avec Damas et en s’obstinant à ne pas considérer les premières réformes d’Assad qui, dans une nouvelle Constitution approuvée par référendum en février 2012, ouvrait la voie au pluralisme politique, la France s’est laissée prendre au piège d’une amnésie que l’on peut qualifier de fautive, compte tenu du désastre qui s’en est suivi. Au terme d’une visite au Liban, durant l’été 2013, François Fillon, l’ancien Premier ministre du président Nicolas Sarkozy, a reconnu ces errements.

 L’Europe a une vision trop simpliste de la situation régionale. Par exemple, au sujet de la Syrie, il y a les bons et les méchants, et les Français ont rapidement établi une comparaison avec la situation en Tunisie et en Egypte, et la chute rapide des dictatures dans ces deux pays. Cette comparaison a dicté la politique du gouvernement français à l’égard de la Syrie. Pourtant, je constate que la situation y est différente » (1).

Pour comprendre les enjeux de la crise, il convenait de prendre en considération la réalité syrienne dans toutes ses dimensions. Tel est l’objectif du présent article.

 

1 – L’identité syrienne

Contrairement à la Tunisie et à l’Egypte, la Syrie actuelle ne repose pas sur une tradition nationale unitaire. De ce point de vue, sa situation est comparable à celle de l’Irak. Peuplée de 25 millions d’habitants, la Syrie est une mosaïque ethnique et confessionnelle. A côté des Arabes, qui sont majoritaires, il y a des Kurdes, des Turkmènes, des Tcherkesses, des Araméens et des Arméniens. Sur le plan religieux, les musulmans sunnites (78 %) cohabitent avec des adeptes du chiisme et de doctrines islamiques hétérodoxes (alaouites, druzes, ismaéliens) et des juifs, qui représentent ensemble 12 % de la population. Les chrétiens (10 %) relèvent de onze dénominations (orthodoxes, catholiques et protestants), les fidèles de l’Eglise grecque-orthodoxe d’Antioche, dont le siège patriarcal est à Damas, étant les plus nombreux.

Quant à l’Etat, il est dominé par la minorité alaouite qui s’appuie sur l’armée et le parti Baas (Résurgence), le seul autorisé jusqu’à la réforme constitutionnelle de mars 2012. Le fait que des membres d’autres communautés, y compris des personnalités sunnites, soient associées à ce régime n’enlève rien à une réalité trop mal perçue en Occident : le président Bachar El-Assad livre moins un combat personnel que communautaire. La survie collective des alaouites constitue l’enjeu principal de sa détermination à conserver le pouvoir. Et les autres minorités sont également concernées par la déstabilisation d’une Syrie que seul un régime fort peut maintenir unie. Là est véritablement le cœur du problème.

Devenue indépendante en 1946, la République arabe syrienne a hérité des institutions mises en place par la France titulaire d’un Mandat sur les territoires actuels du Liban et de la Syrie, octroyé par la Société des Nations lors de la Conférence de San Remo (1922). Durant les premières années de l’indépendance, la Syrie semblait s’acheminer vers une forme de démocratie caractérisée par deux aspects : l’éclosion de partis politiques dont la plupart s’inspiraient du nationalisme arabe qui était alors très en vogue dans la région ; la représentation de toutes les communautés dans les institutions publiques, selon une organisation proche du confessionnalisme libanais. Ainsi, un quart des sièges parlementaires étaient réservés aux groupes ethniques et religieux minoritaires qui bénéficiaient aussi de leurs propres juridictions en matière de statut personnel. Tout citoyen pouvait, en principe, accéder aux plus hautes charges de l’Etat. Un chrétien, Farès El-Khoury (grec-orthodoxe), devint deux fois Premier ministre, en 1944 et 1954. Mais ce système déplaisait aux sunnites car il contrevient à la doctrine classique de l’islam dans ce domaine.

Il faut faire une exception pour les Kurdes. Bien que majoritairement sunnites, ils étaient traités avec méfiance par un pouvoir central qui les soupçonnait de velléité indépendantiste aux côtés des Kurdes d’Irak et de Turquie. L’administration s’est toujours montrée réticente à leur octroyer la nationalité syrienne, sauf dans les premiers mois de la crise actuelle, espérant de la sorte obtenir leur soutien ou, au moins, leur neutralité. Mais les Kurdes profitent du désordre pour créer une sorte d’autonomie dans les provinces du nord de la Syrie où se trouve leur foyer traditionnel. Durant les premières années de l’indépendance, le régime syrien, à dominante sunnite, pratiqua par ailleurs une politique d’assimilation brutale qui visait surtout les minorités arabes. Cela entraîna chez les druzes et les alaouites des soulèvements qui furent impitoyablement réprimés.

Le système hérité du Mandat fut aboli en 1953 par le président Ahmed Chichakli (sunnite) qui voulut d’abord imposer l’islam comme religion officielle. L’opposition des chrétiens lui fit abandonner ce projet mais la nouvelle Constitution prescrivit que l’islam devait être la religion du chef de l’Etat. Dominée par l’omniprésence de l’armée, la vie politique connut ensuite une instabilité chronique. Huit coups d’Etat militaires eurent lieu entre mars 1949 et mars 1966, auxquels participèrent des druzes mais surtout des alaouites, dont le père de l’actuel président, le général d’aviation Hafez El-Assad, qui s’emparera du pouvoir par la force en 1970.

 

2 – La revanche des alaouites

Pour les alaouites, cette conquête représentait une véritable revanche historique, dont la France avait d’ailleurs posé les premiers jalons, même si elle devait ensuite, en quelque sorte, trahir ses promesses, comme nous allons le montrer.

Paris joua en effet un rôle décisif dans l’émancipation des alaouites. Selon la charte du Mandat, les Puissances qui en étaient titulaires avaient pour mission d’organiser les territoires qui leur étaient confiés en vue de les aider à devenir des Etats indépendants. Dans ce cadre, elles pouvaient favoriser les autonomies locales afin de respecter l’identité des « minorités compactes ».

La France s’appuya sur ces règles pour découper la « Fédération syrienne » en plusieurs entités aux statuts différents. En 1922, il y avait les Etats de Damas et d’Alep, majoritairement sunnites, le Territoire des Alaouites et le Djebel-Druze, les chrétiens étant pour leur part présents dans toutes les provinces. Chaque entité était dotée d’un Conseil administratif et d’un délégué du haut-commissaire (2).

Confrontée à l’hostilité des nationalistes sunnites, qui rêvaient du grand royaume arabe promis par les Anglais, la France décida de privilégier les alaouites afin d’en faire des alliés. Dès qu’elle fut en possession de leur fief ancestral, le djebel Ansarieh, zone montagneuse parallèle au littoral méditerranéen (entre la Turquie et le Liban actuels), elle entreprit un vaste programme de développement, d’émancipation sociale et de scolarisation (en 1930, 98 % des alaouites étaient encore illettrés). A ces projets, elle consacra des budgets beaucoup plus importants que ceux qui étaient affectés au reste de la Syrie et au Liban, et ce nonobstant l’étroitesse de ce territoire (6 500 km2). A l’instar des autres groupes non-sunnites, les alaouites disposèrent aussi de leurs propres tribunaux, compétents pour le statut personnel, ce qui les faisait échapper au droit musulman auquel ils étaient jusque-là soumis. Enfin, la France les encouragea à entrer dans l’armée du Levant, où l’on privilégiait le recrutement des minoritaires.

Mais qui sont les alaouites ? Ce qu’on peut appeler l’alaouitisme est apparu en Mésopotamie au IXème siècle, d’une dissidence de l’islam chiite, lui-même étant dès cette époque en rupture avec le sunnisme qui prétend incarner seul l’orthodoxie musulmane. L’élaboration de cette nouvelle doctrine est attribuée à Mohamed Ibn Noçaïr (mort en 873), d’où le nom de noçaïris porté par ses disciples jusqu’à ce qu’en 1920, la France les reconnaisse officiellement sous le nom d’alaouites, accédant ainsi à leur requête. Cette référence explicite à Ali était destinée à leur conférer une légitimité au sein de la famille islamique, bien que leur doctrine ésotérique et syncrétiste soit très éloignée de l’intransigeance monothéiste enseignée par le Coran.

Les alaouites croient en une triade composée de Mahomet, de son cousin et gendre Ali, et de Salman, leur compagnon perse. Au centre de cette triade, Ali jouit d’un rang privilégié : il est vénéré comme émanation ou « Sens » de la divinité ; Mahomet est vu comme le « Nom », manifestation extérieure du « Sens » ; Salman quant à lui est la « Porte », sorte de Paraclet qui mène au sens caché de la religion. L’alaouitisme présente certains points communs avec la doctrine des druzes, elle aussi syncrétiste et ésotérique, mais apparue dans l’Egypte fatimide du XIème siècle à l’initiative d’un certain Darazi, lui aussi d’origine chiite.

Du fait de leurs croyances, les alaouites sont considérés par les musulmans comme des hérétiques. Au XIVème siècle, le théoricien sunnite de Damas, Takieddine Ibn Taymiyya (1263-1328), membre de l’école hanbalite (3), publia une fatwa (décret religieux) portant contre les alaouites une sévère condamnation d’hérésie : adeptes d’une « religion maudite », écrivait-il, les alaouites sont des « sectateurs du sens caché, plus infidèles que les juifs et les chrétiens, plus infidèles encore que bien des idolâtres (…). Contre eux, la guerre sainte est agréable à Dieu » (4). Pendant des siècles, les alaouites ont donc dû faire face à l’hostilité des pouvoirs musulmans sunnites. Pour fuir les persécutions, ils ont d’abord essaimé dans la région d’Alep, avant de se réfugier dans les replis montagneux du djebel Ansarieh dont ils firent leur fief. Ce refuge ne leur garantissait toutefois pas une totale sécurité, qu’ils ne connurent vraiment que durant la présence des Croisés (XIIème-XIIIème siècles).

L’insécurité permanente et les tentatives de conversion forcée à l’islam « orthodoxe » dont ils furent l’objet ont développé dans cette communauté un très fort sentiment de méfiance. Par souci de préservation, les alaouites ont appris à dissimuler leur identité et leurs croyances véritables dès qu’ils se trouvent en présence d’un autrui perçu par eux comme dangereux ou plus fort, cultivant ainsi la taqiya (dissimulation) ou le ketman (restriction mentale). Ces attitudes reposent sur une règle recommandée par leur doctrine qu’ils justifient comme suit : « Nous, noçaïris, sommes le corps et les autres cultures un vêtement. Or le vêtement ne change pas la nature de l’homme et le laisse tel qu’il était. Ainsi, nous demeurons toujours noçaïris, quoiqu’à l’extérieur nous adoptions les pratiques religieuses de nos voisins » (5).

Sous l’Empire ottoman (XIVème-XXème siècles), le sunnisme étant la religion du sultan-calife, les alaouites furent niés dans leur identité, rejetés comme des parias et pressurés d’impôts. Leur hétérodoxie les privait de toute instruction, les maintenant dans la misère, à la merci des épidémies. Pendant des siècles, les alaouites vécurent dans cette contrée forteresse en état de semi-servage, subsistant grâce à une agriculture et à un élevage rudimentaires. Contrairement à leurs voisins du Sud, les Libanais, ils ne bénéficièrent pas des influences européennes. Ainsi s’étaient-ils organisés en société fermée autour de leurs tribus. C’est à Qardaha, village haut perché situé au-dessus de la ville côtière de Lattaquié, que naquit Hafez El-Assad en 1930.

Au vu de ce passé douloureux, il est aisé de comprendre l’espoir que représentait pour les alaouites la tutelle française. Ils étaient persuadés que le Mandat déboucherait sur la reconnaissance définitive d’un Etat à eux. Or, à partir de 1930, suite à la fin du Mandat britannique en Irak, confrontée aux nationalistes sunnites qui réclamaient l’indépendance de la Syrie intégrale en contrepartie d’un traité d’amitié, la France décida de réaliser « l’unité syrienne ».

Cette perspective suscita une vive résistance chez les alaouites qui multiplièrent les démarches auprès de la puissance mandataire pour échapper à « l’hégémonie » sunnite. Les Archives du Quai d’Orsay recèlent les lettres et mémorandums adressés par des notables alaouites aux autorités françaises. Ainsi, le 11 juin 1936, Ibrahim El-Kinj, président du Conseil représentatif de Lattaquié, écrivit à Léon Blum, président du Conseil :

Pour vous permettre de vous rendre compte de la profondeur de l’abîme qui nous sépare des Syriens et d’imaginer la catastrophe désastreuse qui nous guette, nous vous prions de bien vouloir déléguer sur place une commission d’enquête parlementaire, en vue de constater la situation présente, et pour juger de l’impossibilité du rattachement des Alaouites à la Syrie sans risquer une tragédie sanglante qui fera tâche noire dans l’histoire de la France (…). Nous refusons de reconnaître, quoi qu’il nous en coûte, toute solution ou tout accord engageant notre cause sans notre agrément » (6).

A défaut de disposer de leur propre Etat, les représentants alaouites conçurent le projet d’un rattachement au Liban. Douze membres du Conseil représentatif écrivirent dans ce sens au ministre français des Affaires étrangères, Yvon Delbos, le 24 juin 1936.

 Composé de minorités comme nous, le Liban au moins respectera nos croyances, nos traditions, notre dignité, notre sécurité, tandis que la Syrie représente l’oppression morale et sociale, le fanatisme religieux autorisant l’extermination des alaouites, comme le prouve l’histoire » (7).

Paris choisit cependant l’alliance avec Damas et son corollaire, l’unité syrienne. Par arrêté du 5 décembre 1936, le haut-commissaire Damien de Martel rattacha le Territoire des Alaouites (rebaptisé auparavant Gouvernement de Lattaquié) à la Syrie. Celle-ci obtint son indépendance avec le départ des troupes françaises, en avril 1946.

Pour les alaouites, obligés de s’adapter à l’ordre nouveau, le seul moyen d’échapper à la tutelle sunnite était désormais de s’emparer du pouvoir à Damas, but qu’ils poursuivirent méthodiquement. L’académie militaire de Homs, fondée par la France, gratuite, avait contribué à leur promotion sociale ; elle allait leur servir à prendre le contrôle des centres de décision politique. Le militantisme au sein du mouvement nationaliste arabe constitua un autre tremplin utile. Transcendant les appartenances confessionnelles et instaurant donc, en principe, l’égalité de tous les citoyens, l’arabité attirait les minoritaires. En 1934, un alaouite francophone, Zaki El-Arsouzi, fonda le Parti du Réveil arabe, précurseur du Baas (Résurgence) dont la création officielle eut lieu en 1947. Michel Aflak, chrétien de rite grec-orthodoxe, principal initiateur du Baas, en fut le premier président.

Tout en oeuvrant à maîtriser le Baas et l’armée, laquelle était au demeurant négligée par les sunnites qui aspiraient à d’autres formes de promotion sociale, les officiers alaouites encouragèrent leurs coreligionnaires à quitter leurs montagnes pour s’établir dans les grandes cités de Lattaquié, Tartous et Homs, dans la perspective d’élargir le territoire sous leur contrôle. En mars 1963, le Comité militaire baassiste, composé entre autres de plusieurs officiers alaouites, dont le général Hafez El-Assad, s’empara du pouvoir par un coup d’Etat, suivi d’un autre, trois ans plus tard, au cours duquel Aflak fut contraint de quitter la Syrie.

Désormais, le nouveau mot d’ordre était : « Le pouvoir, c’est le Baas ». Ayant éliminé ses rivaux alaouites, Assad se rendit maître du parti et de l’Etat en 1970 et se fit plébisciter président l’année suivante. En même temps, il oeuvra à faire de sa famille le centre de sa communauté religieuse, favorisant dans ce but des unions matrimoniales en dehors de son clan qui n’était pas des plus influents. Il s’agissait pour lui de consolider l’asabiya (« l’esprit de corps »), concept élaboré par le sociologue arabe Ibn Khaldoun (1332-1406).

 3 – Les alaouites en quête de légitimité islamique

Détenteur du pouvoir à Damas, Assad entreprit de conquérir une légitimité dont il savait qu’elle lui faisait défaut, à lui et à sa communauté. Il conçut pour cela une stratégie, assortie de gestes, le tout destiné à compenser ce handicap. Cette stratégie devait s’exercer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, en direction des chiites comme des sunnites. Ainsi, juste avant le référendum qui le porta au pouvoir (1971), Assad sollicita de l’imam chiite libanais, Moussa Sadr, qui était son ami, une fatwa proclamant que les alaouites sont des musulmans chiites. Plus tard, il fit bâtir une mosquée à Qardaha. En 1973, il inscrivit dans la nouvelle Constitution l’obligation pour le président d’être musulman, cédant ainsi aux pressions des oulémas (docteurs de la loi) sunnites. Tout en mettant le culte islamique sous contrôle, il s’entoura de collaborateurs sunnites auxquels il offrait honneurs, richesse et sécurité, ainsi que de chrétiens, sur lesquels il savait pouvoir s’appuyer sans risque.

Mais, derrière cette façade confessionnelle pluraliste, les rouages essentiels du pouvoir et du Baas, alors parti unique, étaient concentrés entre les mains d’alaouites, surtout ceux de la tribu des Kalbiyé à laquelle appartient la famille Assad. L’enseignement fut nationalisé, de manière à réduire l’influence de la religion, ce dont les congrégations chrétiennes firent les frais. Les partis religieux, notamment celui des Frères musulmans, furent déclarés hors-la-loi. La quasi-destruction de la ville de Hama, fief des Frères, en février 1982 (20 000 tués), porte la marque de cet « Etat de barbarie » minutieusement décrit par Michel Seurat (8). On rappelle peu cependant que près de trois ans auparavant, le 16 juin 1979, un commando de baassistes mais néanmoins Frères musulmans clandestins s’était introduit dans l’école des cadets de l’armée de terre à Alep où, après avoir écarté les sunnites, ils avaient massacré 83 alaouites. Une loi s’ensuivit qui prohiba tout contact avec les islamistes. Mais, pour se prémunir d’être accusé d’hostilité à l’islam, Assad adopta une politique d’encouragement à un islam « modéré et apolitique ». Il fit ainsi construire un grand nombre de mosquées, créa des « écoles Assad pour l’apprentissage du Coran » et autorisa la fondation d’associations de bienfaisance islamiques.

Sur le plan extérieur, toujours dans un souci de légitimité, Assad travailla à rendre à la Syrie un prestige que son instabilité lui avait fait perdre. Ainsi, il adopta des combats qui conviennent à l’opinion sunnite : défense de la cause « sacrée » palestinienne et lutte contre « l’ennemi sioniste », vassalisation du Liban. Le raïs syrien accorda aux organisations palestiniennes les plus radicales le droit d’ouvrir des bureaux à Damas. Même le mouvement sunnite islamiste Hamas y installa son siège (9). Ce qui n’empêchait pas le régime de placer sous haute surveillance les réfugiés ayant fui leur terre lors de la création d’Israël (1948). Assad soutint la guérilla anti-israélienne à partir du Liban-Sud, alors que le Golan, terre syrienne annexée par Israël après sa conquête en 1967, demeurait calme.

Le Liban fut la grande affaire d’Hafez El-Assad. Il savait que l’organisation socio-politique du pays du Cèdre représente un système anormal pour les tenants de la doctrine classique de l’islam puisqu’à travers son confessionnalisme il associe à l’Etat toutes les communautés reconnues tout en préservant l’identité de chacune, garantissant les libertés, le multipartisme, la créativité et l’ouverture culturelle. Assad savait aussi que nombre de ses compatriotes sunnites n’ont jamais accepté l’indépendance d’un Liban qu’ils considèrent comme ayant été arraché injustement à une « Grande Syrie », concept idéologique ne reposant cependant sur aucune réalité historique. Après la grande défaite des Arabes contre Israël (1967), le président syrien entreprit donc de déstabiliser son fragile voisin de manière à justifier son intervention militaire (1976) puis sa tutelle sur l’ensemble des institutions libanaises à partir de 1991.

Assad assura par ailleurs ses arrières en consolidant son appartenance au monde chiite. En 1980, il conclut une alliance stratégique avec Khomeyni qui venait de fonder la République islamique d’Iran. Ce lien était justifié, non par une proximité idéologique mais par une parenté religieuse. Il passe par le soutien syrien au Hezbollah. Ce parti chiite libanais, fondé en 1982 à l’initiative de l’Iran qui entendait exporter sa révolution dans le monde arabe, s’est attribué le monopole de la résistance à Israël. Il s’est aussi lancé dans une œuvre subversive visant à réduire l’influence sunnite au sein des institutions beyrouthines, ceci avec l’appui de la Syrie. Cette politique, consolidée par l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad, à la suite de la chute de Saddam Hussein (2003), a renforcé l’axe chiite face à un monde sunnite qui y voit une menace.

Manoeuvrant habilement entre les puissances régionales et les Grands du monde, Hafez El-Assad est parvenu à imposer la Syrie comme un pays incontournable sur la scène proche-orientale. Durant la guerre froide, par réaction au soutien des Etats-Unis envers Israël, la Syrie se rangea du côté de Moscou (cette alliance a survécu à la chute de l’Union soviétique en 1989) tout en rassurant Washington qui lui laissa les mains libres au Liban. Cela s’acheva en 2005 avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, allié sunnite de l’Occident devenu indocile à Damas. Ce meurtre, attribué au Hezbollah qui aurait agi pour le compte des Syriens, contraignit ces derniers à libérer le territoire libanais et à ouvrir une ambassade à Beyrouth.

Malgré ses défauts, qu’il ne s’agit pas de nier, le réalisme impose de reconnaître que le régime autoritaire d’Hafez El-Assad, dont son fils Bachar a hérité à sa mort en 2000, a pu maintenir des relations apaisées entre les communautés qui composent la Syrie, laquelle se trouve aujourd’hui au bord de l’éclatement et du chaos. On doit faire le même constat pour l’Irak. Depuis la chute du régime sunnite de Saddam Hussein, lui aussi fondé sur le Baas, l’ancienne Mésopotamie a perdu son unité, tandis que l’avènement d’un gouvernement dominé par des chiites avides de revanche a affermi l’axe chiite.

L’affirmation croissante du chiisme sur la scène arabe a rouvert les plaies de la Fitna (la « grande discorde ») qui oppose les deux principales branches de l’islam depuis le VIIème siècle, entraînant l’exaspération d’un monde sunnite par ailleurs largement acquis à une conception radicale de l’islam. Il fallait donc s’attendre à ce que ce dernier saisît la première occasion favorable pour essayer d’en finir avec la dynastie Assad qui avait su se placer au cœur du dispositif chiite. Briser le régime alaouite et le remplacer par un pouvoir islamiste à Damas aurait pour conséquence d’affaiblir l’Iran. Le déclenchement des révoltes arabes a sonné l’heure de cette revanche sunnite.

L’erreur de la France a été de ne pas avoir anticipé puis tenu compte d’une évolution pourtant prévisible.

 

Annie Laurent

(article paru dans la revue Sedes Sapientiae, n° 127, mars 2014).

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(1) L’Orient-Le Jour, 8 juillet 2013.

(2) Le siège du haut-commissariat pour l’ensemble des territoires sous Mandat était établi à Beyrouth.

(3) Créée en Mésopotamie par Ibn Hanbal (780-855), cette école juridique est la plus rigoriste des quatre qui fondent le droit musulman sunnite et à laquelle se réfèrent la plupart des mouvements islamistes contemporains, notamment le wahhabisme séoudien.

(4) Cité par Jacques Weulersse, Le pays des Alaouites, Arrault & Cie, Tours, 1940, p. 54.

(5) Cité par Henri Lammens, L’islam, croyances et institutions, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1943, p. 228.

(6) Dossier « Syrie-Liban », doc. E-492, fol. 194 et 195.

(7) Id., doc. E-493, fol. 7.

(8) Gérard Michaud (alias Michel Seurat), « Terrorisme d’Etat, terrorisme contre l’Etat », Esprit, oct.-nov. 1984.

(9) Les dirigeants du Hamas ont quitté Damas en 2012 par solidarité avec leurs coreligionnaires syriens opposés à Assad.