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ETRE ATHEE EN EGYPTE

 

« Je suis athée et fier de l’être », « L’athéisme est la solution », « J’atteste qu’il n’y a pas d’autre dieu que la raison » : telles sont quelques-unes des déclarations émises ces temps-ci par de jeunes Egyptiens qui s’expriment sur des sites Internet et des blogs créés dans le sillage de la révolution du 15 janvier 2011. L’enquête consacrée à ce sujet par la revue El-Ahram Hebdo, éditée au Caire (1), montre que la contestation n’était pas dirigée seulement contre le régime d’Hosni Moubarak. Elle entendait aussi briser plusieurs tabous, notamment celui de la liberté de conscience.

En Egypte comme dans beaucoup de pays où l’islam (sunnite ici) imprègne la vie publique et la vie privée, il est interdit de revendiquer une autre identité que celle de la religion reçue à la naissance, en fait héritée du père car, conformément à la conception islamique, c’est lui qui transmet la croyance à ses enfants. En vertu de cette conception confessionnelle de la citoyenneté, l’appartenance religieuse est mentionnée sur les registres de l’état civil.

Ce principe s’applique aussi aux ressortissants d’autres religions, à condition qu’elles soient reconnues par l’Etat. Au pays du Nil, sont concernés des chrétiens de toutes obédiences, ce qui n’en fait pas pour autant les égaux de leurs compatriotes musulmans au regard de la loi et de la société. Mais, ni les chiites, pourtant musulmans, ni les bahaïs, considérés comme païens, ne bénéficient d’une reconnaissance officielle en tant que citoyens, ce qui les marginalise.

Certaines applications de la citoyenneté confessionnelle sont particulièrement injustes. Ainsi, lorsqu’un père de famille chrétien renonce à sa foi pour l’islam (souvent d’ailleurs moins par conviction que par convenance personnelle, par exemple pour pouvoir divorcer ou pour obtenir un emploi réservé aux « vrais croyants », c’est-à-dire musulmans), ses enfants mineurs, bien que baptisés, sont automatiquement enregistrés comme mahométans. Et si un musulman se convertit au christianisme, son changement de religion n’est pas pris en compte par l’état civil.

La nouvelle Constitution,

adoptée par référendum le 15 janvier 2014 et largement approuvée par l’électorat copte, semble ouvrir la voie à plus d’équité. Elle stipule en effet que « tous les citoyens sont égaux en droits, devoirs et liberté devant la loi, sans discrimination sur la base de leur religion, la discrimination et l’incitation à la haine étant considérées comme un crime » (art. 53). Le texte garantit en outre aux Eglises la possibilité de construire des lieux de culte, « droit qui sera exercé sans limitations ou restrictions » (art. 64). A cette fin, le Parlement devra promulguer une loi destinée à faciliter le libre exercice des rites chrétiens (art. 235). Cependant, les principes de la charia (loi islamique) sont maintenus comme « source principale » de la législation (art. 2).

Or, aux yeux de la loi religieuse, toujours supérieure à toute loi civile, un musulman qui quitte l’islam est un apostat coupable de ridda (vocable mêlant apostasie de la foi et trahison de la communauté), ce qui constitue un crime passible de sanctions pénales. La Constitution ne garantit d’ailleurs pas l’impunité aux mahométans qui changent de religion ou optent pour l’athéisme ; et pour l’état civil ils restent musulmans.

Aujourd’hui,

un nombre non négligeable d’Egyptiens refuse donc ces règles, réclamant le droit d’être sans religion, voire de nier l’existence de Dieu, et respectés comme tels. Selon El-Ahram Hebdo, deux millions de personnes, essentiellement des jeunes, se réclameraient de l’athéisme et souhaiteraient vivre au grand jour leur rejet de toute religion. Ils ne veulent plus être soumis au conformisme religieux ainsi qu’aux diktats des imams et n’acceptent plus la marginalisation qui leur est imposée par leur famille, leurs amis et leurs employeurs. Tout cela, ils l’ont clamé durant les manifestations de la place Tahrir, au printemps 2011, ce qui a valu à certains d’entre eux d’être agressés, voire emprisonnés. Loin de se tarir, ce mouvement d’émancipation s’est accentué sous la présidence de l’islamiste Mohamed Morsi, qui a succédé à Moubarak de juin 2012 à juin 2013.

Depuis deux ans, un groupe d’amis athées se réunit chaque semaine dans un café au centre du Caire pour se préparer à lutter en faveur de la séparation entre l’Etat et la religion, de la suppression du had el-ridda (la peine d’apostasie) et du droit à critiquer l’islam. Ces incroyants nés musulmans reprochent à leurs ex-coreligionnaires de « s’attacher plus à la forme qu’au fond », de se croire « parfaits », ce qui « sape en eux tout souci de perfectionnement » et, finalement, « incite au rejet de l’islam ». Un film audacieux, intitulé El-Mohleh (L’athée), vient même de sortir dans les salles de cinéma égyptiennes.

Cette innovation peut surprendre dans une nation dont la population est considérée comme l’une des plus dévotes du monde. Elle révèle l’un des aspects les plus insupportables de l’islam, à savoir la contrainte religieuse.

Mais l’enquête d’El-Ahram Hebdo signale que des coptes en rupture avec la foi militent eux aussi pour la reconnaissance de l’athéisme. Leur attitude pourrait constituer un sujet de réflexion pour les Eglises du Proche-Orient. La longue proximité avec l’islam a parfois conduit les chrétiens à confondre leur baptême avec leur carte d’identité, ce qui privilégie peut-être trop souvent l’appartenance sociologique sur la vocation baptismale.

 

Annie Laurent

Article paru dans La Nef, n° 259 – Mai 2014

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(1) 26 mars-1er avril 2014.